Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 153-155).

CHAPITRE CIX.


Comment messire Jean Mouton, chevalier, fut par ce peuple d’Angleterre envoyé à Londres ; et comment le roi promit de parler à celui peuple.


Quand ce peuple qui étoit logé à Rocestre orent fait ce pourquoi ils étoient là venus, ils se départirent et passèrent la rivière, et vinrent à Dranforde[1], et toujours tenant leur opinion d’abattre à dextre et à senestre devant eux maisons et hôtels d’avocats et de procureurs, ni nuls n’en déportoient ; et coupèrent en venant à plusieurs hommes les têtes ; et cheminèrent tant qü’ils vinrent à quatre lieues de Londres, et se logèrent sur une montagne que on appelle au pays Blaquehede, c’est-à-dire, en François, la Noire Bruyère[2] ; et disoient en venant que ils étoient au roi et au noble commun d’Angleterre.

Quand ceux de Londres sçurent que ils étoient si près d’eux logés, ils fermèrent les portes du pont de la Tamise[3], et y mirent gardes. Et celle ordonnance fit faire le maire de Londres, sire Jean[4] Walourde, et plusieurs riches bourgeois de Londres qui n’étoient pas de leur secte ; mais il en y avoit en Londres de menues gens plus de trente mille. Adonc eurent avis cils peuples qui étoient logés sur la montagne de Blaquehede, que ils envoieroient leur chevalier devers le roi parler à lui, qui étoit en la tour, et lui manderoient que il venist parler à eux, et que tout ce qu’ils faisoient c’étoit pour lui ; car le royaume d’Angleterre, par grand’foison d’années, avoit été mal gouverné, à l’honneur du royaume et profit du commun et menu peuple, et tout par ses oncles et par son clergé, et principalement par l’archevêque de Cantorbie, son chancelier ; dont ils vouloient avoir compte. Le chevalier n’osa dire ni faire du contraire, que il ne vînt sur la Tamise à l’encontre de la tour, et se fit nager outre l’eau.

Le roi et ceux qui étoient au chastel de Londres, qui désiroient à ouïr des nouvelles, quand ils virent le bateau venir fendant la Tamise, si dirent : « Véez ci aucuns qui nous apportent nouvelles. » Et étoient, je vous dis, en grand’doutance là dedans ; et véez ci venir le chevalier au rivage. On lui fit voie ; on le mena devant le roi, qui étoit en une chambre, et la princesse sa mère de-lez lui, et ses deux frères, messire Thomas comte de Kent et messire Jean de Holland, le comte de Sallebery, le comte de Warvich, le comte d’Acquesuffort, l’archevêque de Cantorbie, le grand prieur d’Angleterre du temple[5], messire Robert de Namur, le seigneur de Wertaing, le seigneur de Gommignies, messire Henry de Sancelles, le maire de Londres et aucuns notables bourgeois de Londres qui tous se tenoient de-lez le roi. Le chevalier, messire Jean Mouton, qui bien fut connu entr’eux, car il étoit officier du roi, se mit à genoux devant le roi, et lui dit : « Mon très redouté seigneur, ne veuillez mie prendre en déplaisance le message que il me convient faire ; car, cher sire, c’est de force que je suis venu si avant. » — « Nennil, messire Jean, dites ce dont vous êtes chargé, je vous tiens pour excusé. » — « Très redouté sire, le commun de votre royaume m’envoie devers vous pour traiter, et vous prie que vous veuillez venir parler à eux sur la montagne de Blaquehede ; car ils ne désirent nullui à avoir fors que vous. Et n’ayez point de doute de votre personne, car ils ne vous feront jà mal, et vous tiennent et tiendront toujours à roi : mais ils vous montreront, ce dient, plusieurs choses qui vous sont nécessaires à ouïr, quand ils parleront à vous ; des quelles choses je ne suis pas chargé de vous dire. Mais, très cher sire, veuillez moi donner réponses telles qui les apaisent, et qu’ils sachent de vérité que j’ai été devers vous ; car ils ont mes enfans en ôtages pour moi, et les feroient mourir si je ne retournois vers eux. » Répondit le roi : « Vous aurez réponse, et tantôt. »

Adonc se conseilla le roi et demanda quelle chose étoit bonne à faire de cette requête. Le roi fut adonc conseillé que lendemain au matin, qui étoit le jeudi, ils vinssent aval sur la rivière de Tamise, et que sans faute il iroit parler à eux. Quand messire Jean Mouton eut celle réponse, il n’en demanda plus : il prit congé au roi et aux barons, et rentra en son vaissel et repassa la Tamise, et retourna sur la montagne où il y avoit plus de soixante mille hommes ; et leur donna réponse de par le roi que à lendemain au matin leur conseil envoisent sur la Tamise, et que le roi personnellement, sans nulle faute, viendroit parler à eux. Cette réponse leur plut grandement ; et s’en contentèrent et passèrent la nuit tout au mieux qu’ils purent. Et sachez que les quatre parts d’eux jeûnèrent par deffaute de vivres, car ils n’en avoient nuls ; dont ils étoient tous courroucés, et ce les enfélonnoit trop.

En ce temps étoit le comte de Bouquinghen en Galles, car il y tenoit bel héritage et grand, de par sa femme qui fut fille au comte de Northombrelande et de Herfort. Mais la voix étoit toute commune aval Londres que il étoit avec ce peuple ; et disoient les aucuns pour certain que ils l’y avoient vu, pour un appelé Thomas qui trop bien le ressembloit, de la comté de Kent, qui étoit entr’eux. Le comte de Cantebruge et les barons d’Angleterre, qui gissoient à Pleumoude et qui appareilloient leurs vaisseaux pour aller en Portingal, étoient tout informés de cette rébellion et du peuple qui se commençoit à élever : si se doutèrent que leur voyage n’en fût rompu, ou que le commun d’Angleterre, de Hantonne, de Wincestre et de la comté d’Arundel ne leur vînt courir sus. Si se désancrèrent leurs nefs et issirent hors du hâvre, à grand’peine et à vent contraire, et se boutèrent en la mer, et là ancrèrent attendant vent. Le duc de Lancastre, qui étoit sur la marche entre Mourlane[6], Rosebourch et Mauros, et qui là parlementoit aux Escots, étoit aussi tout informé de cette rébellion et en grand doute de sa personne ; car bien savoit que il étoit petitement en la grâce du commun d’Angleterre[7] : mais nonobstant toutes ces choses, si demenoit-il moult sagement ses traités envers les Escots. Le comte de Douglas, le comte de Mouret, le comte de Surlant, le comte Thomas de Vercy et ces Escots, qui pour le roi et le pays faisoient et menoient ces traités, savoient bien toute la rébellion d’Angleterre, et comment le peuple de toutes parts se commençoit à rebeller contre les nobles. Si disoient : « Angleterre gît en grandbranle et péril de être toute détruite. » Et vous dis qu’en leurs traités ils s’en tenoient plus forts envers le duc de Lancastre et son conseil.

Or parlerons-nous du commun d’Angleterre comment ils persévérèrent.

  1. Dartford est le lieu où demeurait Wat Tyler et où le premier acte de rébellion avait été commis par lui, en étendant à ses pieds l’infâme collecteur qui avait osé porter la main sur sa fille.
  2. Blackheath. La traduction de ce mot par Froissart est exacte.
  3. London-Bridge.
  4. Le moine d’Evesham, Hollinshed, etc., l’appellent William Walworth ; Grafton l’appelle Nicolas Walworth.
  5. Le moine d’Evesham nomme ici le grand prieur de l’hôpital, sir Robert Hales lord Saint-Johns. Il était en même temps lord trésorier et avait succédé dans cet emploi à Thomas Brantygham en 1381. (Voyez Walsingham, p. 256.)
  6. Johnes prétend qu’il faut lire Lambirlaw.
  7. Le peuple lui en voulait surtout parce qu’il pensait que c’était pour soutenir ses prétentions au trône de Castille qu’on avait levé des impôts onéreux.