Aller au contenu

Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CX

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 155-156).

CHAPITRE CX.


Comment le roi et son conseil vinrent sur la Tamise, puis retourna ; et comment le peuple paysan vint devant Londres et entrèrent dedans, et des outrages qu’ils y firent.


Quand ce vint le jour du Saint Sacrement, au matin, le roi Richard ouït messe en la tour de Londres, et tous les seigneurs. Après messe il entra en sa barge, le comte de Sallebery, le comte de Warvich, le comte d’Acquesuffort, le comte de Suffort et aucuns chevaliers en sa compagnie ; et navièrent à rive pour venir outre la Tamise sur le rivage, en allant vers le Rideride[1], un manoir du roi, où plus avoit de dix mille bons hommes qui là étoient descendus de la montagne, pour voir le roi et pour parler à lui. Quand ils virent la barge du roi venir, ils commencèrent tous à huer et à donner un si grand cri que il sembloit proprement que tous les diables d’enfer fussent là descendus en leur compagnie. Et vous dis que ils avoient amené messire Jean Mouton, leur chevalier, avecques eux, afin que si le roi ne fût venu et qu’ils l’ussent trouvé en bourde[2], ils l’eussent dévoré et détranché pièce à pièce : tout ce lui avoient-ils promis. Quand le roi et les seigneurs virent ce peuple qui ainsi se démenoit, il n’y eut si hardi que tous ne fussent effrayés ; et n’eut mie le roi en conseil des barons qui là étoient qu’il prit terre ; mais commencèrent à waucrer la barge amont et aval sur la rivière. Adonc dit le roi : « Seigneurs, que voulez-vous dire ? Dites-le-moi ; je suis ci venu pour parler à vous. » Ils lui dirent de une voix, ceux qui l’entendirent : « Nous voulons que tu viennes sur terre, et nous te montrerons et dirons plus aisément ce qu’il nous faut. » Adonc répondit le comte de Sallebery, pour le roi, et dit : « Seigneurs, vous n’ètes mie en arroy ni en ordonnance que le roi doye maintenant parler à vous. » À ces mots il n’y eut plus rien dit ; et fut le roi conseillé du retourner, et retourna au chastel de Londres dont il étoit parti.

Quand ces gens virent qu’ils n’en auroient autre chose, si furent tous enflambés de ire ; et retournèrent en la montagne où le grand peuple étoit ; et recordèrent comment on leur avoit répondu, et que le roi étoit r’allé en la tour de Londres. Adonc crièrent-ils tous d’une voix : « Allons, allons tôt à Londres ! » Lors se mirent-ils tous à chemin et s’avallèrent sur Londres en foudroyant et abattant manoirs d’abbés, de avocats et de gens de cour, et vinrent ès faubourgs de Londres qui sont grands et beaux. Si y abattirent plusieurs beaux hôtels ; et par espécial, ils abattirent les prisons du roi, que on appelle mareschaussiées ; et furent délivrés tous les prisonniers qui étoient dedans. Et firent en ces faubourgs moult de desrois ; et menaçoient, à l’entrée du pont, ceux de Londres, pourtant qu’ils avoient clos les portes du pont ; et disoient que ils arderoient tous leurs faubourgs et conquerroient Londres par force, et l’arderoient et détruiroient. Toute la commune de Londres où moult y avoit de gens qui étoient de leur accord, se mirent ensemble et demandèrent : « Pourquoi ne laisse-t-on pas ces bonnes gens entrer en la ville ? Ce sont nos gens, et tout ce qu’ils font c’est pour nous. » Adoncques de force il convint que les portes fussent ouvertes. Si entrèrent ces gens tout affamés dedans la ville, et se boutèrent tantôt par les maisons bien pourvues de pourvéances, et s’acquittèrent au boire et au manger. On ne leur véoit rien, mais étoit-on tout appareillé de leur faire bonne chère et de leur mettre avant boire et vivres pour eux apaiser. Adonc s’en allèrent les capitaines Jean Balle, Jacques Strau et Wautre Tuillier tout droit parmi Londres, en leur compagnie plus de trente mille hommes, à l’hôtel de Savoie, au chemin de Westmoustier le palais du roi, un très bel hôtel séant sur la Tamise et l’hôtel du duc de Lancastre. Tantôt ils entrèrent dedans et tuèrent les gardes, et l’ardirent en feu et en flambe. Quand ils eurent fait cet outrage, ils ne cessèrent mie atant, mais s’en allèrent en la maison des hospitaliers de Rodes[3] que on dit Saint-Jean de Calerwille[4], et ardirent maison, moûtier, hôpital et tout. Avec tout ce ils allèrent de rue en rue, et tuèrent tous les Flamands que ils trouvèrent, en églises, en moûtiers et en maisons ; ni nuls n’en étoient déportés ; et efforcèrent plusieurs maisons de Lombards[5] ; et prirent des biens qui dedans étoient, à leur volonté, car nul ne leur osoit aller au devant ; et tuèrent en la ville un riche homme que on appeloit Richard Lyon, au quel du temps passé en France Wautre Tuillier, ens ès guerres, avoit été varlet. Mais Richard Lyon avoit une fois battu son varlet ; si lui en souvint et y mena ses gens, et lui fit couper la tête devant lui, et mettre sur une lance et porter parmi les rues de Londres. Ainsi se demenoit ce méchant peuple, comme gens forcennés et enragés ; et firent ce jeudi moult de desrois parmi Londres.

  1. Rotherheath.
  2. S’ils eussent vu que J. Newton s’était moqué d’eux.
  3. Les chevaliers hospitaliers de Rhodes.
  4. Clerkenwell.
  5. Les Lombards faisaient surtout alors le commerce de la banque.