Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 203-204).

CHAPITRE CLIV.


Comment les Gantois partirent de Gand et cheminèrent jusques à une lieue de Bruges, attendans leurs ennemis.


Sur cel état se départirent toutes gens de la ville de Gand, qui en ce parlement avoient été, du marché des vendredis, et retournèrent en leurs maisons : et se appareilla chacun en droit lui de ce que à lui appartenoit. En tinrent ce mercredi leur ville si close que oncques homme ni femme n’y entra ni n’en issit jusques au jeudi à heure de relevée, que cils furent tout prêts qui partir devoient. Et furent environ cinq mille hommes et non plus ; et chargèrent environ deux cents chars de canon et d’artillerie, et sept chars seulement de pourvéances, cinq de pain cuit, et deux chars de vins ; et tout partout n’en y avoit que deux tonneaux, ni rien ne demeuroit en la ville. Or regardez comment ils étoient étreints et menés. Au département et au prendre congé c’étoit une grand’pitié de voir cils qui demeuroient et cils qui s’en alloient ; et disoient le demeurant : « Bonnes gens, vous véez bien à votre département quelle chose vous laissez derrière, n’ayez nulle espérance de retourner si ce n’est à votre honneur ; car vous ne trouverez rien ; et sitôt que orrons nouvelles si vous êtes morts ou déconfits, nous bouterons le feu en la ville et nous détruirons nous-mêmes ainsi que gens désespérés. »

Ceux qui s’en alloient disoient, en eux confortant : « De tout ce que vous dites vous parlez bien ; priez Dieu pour nous ; nous avons espoir qu’il nous aidera et vous aussi avant notre retour. »

Ainsi se départirent ces cinq mille hommes de Gand et leurs petites pourvéances, et s’en vinrent ce jeudi loger et gésir à une lieue et demie de Gand, et n’amendrirent de rien leurs pourvéances, mais se passèrent de ce que ils trouvèrent sur le pays. Le vendredi tout le jour ils cheminèrent, et encore n’atouchèrent de rien à leurs pourvéances ; et trouvèrent les fourriers aucune chose sur le pays, dont ils passèrent le jour. Et vinrent ce vendredi loger à une grand’lieue près de Bruges ; et là s’arrêtèrent et prirent place à leur avis pour attendre leurs ennemis. Et avoient au devant de eux un grand flaschier plein d’eau dormante ; de cela se fortifièrent-ils à l’une des parts et à l’autre lez de leurs charrois ; et passèrent ainsi celle nuit.

Quand ce vint le samedi au matin il fit moult bel et moult clair ; car ce fut le jour Sainte-Hélène et le tiers jour du mois de mai ; et ce propre jour siéd la fête et la procession de Bruges ; et à ce jour avoit là plus de peuple à Bruges, étrangers et autres, pour la cause de la solemnité de la fête et procession, qu’il n’eût en toute l’année. Nouvelles vinrent tout en hâte à Bruges, en disant : « Vous ne savez quoi ? Les Gantois sont venus à notre procession. » Adonc vissiez en Bruges grands murmures et gens réveiller et aller de rue en rue, et dire l’un à l’autre : « Et quelle chose attendons-nous que nous ne les allons combattre ? » Quand le comte de Flandre, qui se tenoit en son hôtel, en fut informé, si lui vint à grand’merveille, et dit : « Velà folles gens et outrageux ; la male meschance les chasse bien ; de toute la compagnie jamais pied ne retournera : or aurons-nous maintenant fin de guerre. » Adonc ouït le comte sa messe. Et toudis venoient chevaliers de Flandre, de Hainaut et d’Artois, qui le servoient, devers lui, pour savoir quelle chose il voudroit faire. Ainsi, comme ils venoient, il les recueilloit bellement, et leur disoit : « Nous irons combattre ces méchans gens. Encore sont-ils vaillans, disoit le comte ; ils ont plus cher mourir par épée que par famine. »

Adonc fut conseillé qu’on envoieroit trois hommes d’armes chevaucher sur les champs pour aviser le convenant de cils de Gand, comment ils se tenoient, ni quelle ordonnance ils avoient, Si y furent du maréchal de Flandre ordonnés trois vaillans hommes d’armes écuyers, pour les aller aviser, Lambert de Lambres, Damas de Bussi et Jean de Bourg ; et partirent tous trois de Bruges et prirent les champs, montés sur fleurs de coursiers, et chevauchèrent vers leurs ennemis.

Entrementes que ces trois faisoient ce dont ils étoient chargés, s’ordonnèrent en Bruges toutes manières de gens en très grand’volonté que pour issir et venir combattre les Gantois, desquels je parlerai un petit, et de leur ordonnance.

Ce samedi au matin, Philippe d’Artevelle ordonna que toutes gens se mesissent envers Dieu en dévotion, et que messes fussent en plusieurs lieux chantées ; car il y avoit là en leur compagnie des frères religieux ; et aussi que chacun se confessât et adressât à son loyal pouvoir ; et se missent en état dû, ainsi que gens qui attendent la grâce et la miséricorde de Dieu. Tout ce fut fait ; on célébra en l’ost en sept lieux messes, et en chacune messe ot sermon, lesquels sermons durèrent plus de heure et demie. Et là leur fût remontré par ces clercs, Frères-Mineurs et autres, comment ils se figuroient au peuple d’Israël, que le roi Pharaon de Égypte tint longtemps en servitude ; et comment depuis, par la grâce de Dieu, ils en furent délivrés et menés en terre de promission par Moyse et Aaron, et le roi Pharaon et les Égyptiens morts et péris. « Ainsi, bonnes gens, disoient ces Frères-Prêcheurs en leurs sermons, êtes-vous tenus en servitude par votre seigneur, le comte de Flandre et vos voisins de Bruges, devant laquelle ville vous êtes tenus et arrêtés, et serez combattus, il n’est mie doute ; car vos ennemis en sont en grand’volonté, qui petit admirent votre puissance. Mais ne regardez pas à cela ; car Dieu, qui tout peut et sait et connoît, aura merci de vous. Et ne pensez point à chose que vous ayez laissée derrière ; car vous savez bien que il n’y a nul recouvrer, si vous êtes déconfits. Vendez-vous bien et vaillamment, et mourez, si mourir convient, honorablement, et ne vous ébahissez point si grand peuple ist de Bruges contre vous, car la victoire n’est pas au plus grand nombre, mais là où Dieu l’envoie et par sa grâce ; et trop de fois on a vu par les Machabéens et par les Romains, que le petit peuple de bonne volonté, et qui se confioit en la grâce de notre Seigneur, déconfisoit le grand peuple fier et orgueilleux par leur grand’multitude. Et en celle querelle, vous avez bon droit et juste cause par trop de raisons ; si en devez être plus hardis et mieux confortés, »

De tels paroles et de plusieurs autres furent des Frères-Prècheurs ce samedi au matin les Gantois prêchés et admonestés ; dont moult ils se contentèrent. Et se acommingèrent les trois parts de l’ost, et furent tous en grand’dévotion, et montrèrent tous avoir grand’cremeur à Dieu.