Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 204-206).

CHAPITRE CLV.


Comment les Gantois étant venus, en tout cinq mille, loger auprès de Bruges, furent envahis par le comte et assaillis par les Bruguelins, qui se desroyèrent et leur seigneur ; et en tuant et chassant reboutèrent les Gantois leurs ennemis jusques aux portes de Bruges.


Après ces messes, tous se mirent ensemble en un mont ; et là monta Philippe d’Artevelle sur un char, pour soi montrer à tous et pour mieux être ouï. Et là de grand sentiment parla. Et leur remontra de point en point le droit que ils pensoient avoir en celle querelle ; et comment, par trop de fois, la ville de Gand avoit requis et crié merci envers leur seigneur le comte ; et point n’y avoient pu venir sans trop grand’confusion et dommage de ceux de Gand. Or s’étoient-ils si avant traits et venus, que reculer ils ne pouvoient ; et aussi au retourner, tout considéré, rien ils ne gagneroient ; car nulle chose derrière, fors que povreté et tristesse laissé ils n’avoient. Si ne devoit nul penser après Gand, ni à femme ni à enfans que il y eût, fors que tant faire que l’honneur fût leur. Et plusieurs belles paroles leur remontra Philippe d’Artevelle ; car moult bien fut enlangagé, et moult bel savoit parler ; et bien lui avenoit. Et sur la fin de sa parole, il leur dit : « Beaux seigneurs, vous véez devant vous toutes vos pourvéances. Si les veuillez bellement départir l’un à l’autre, ainsi comme frères, sans faire nuls outrages ; car quand elles seront passées, il vous en faut conquerre dès nouvelles, si vous voulez vivre. »

À ces paroles, s’ordonnèrent-ils moult humblement ; et furent les chars déchargés, et les sachées de pain données et départies par connétablies, et les deux tonneaux de vin tournés sur les fonds. Là se déjeunèrent-ils de pain et de vin raisonnablement, et en orent pour l’heure chacun assez ; et se trouvèrent après le déjeuner forts et de bonne volonté, et en bon point, et plus habiles, et mieux aidans de leurs membres que adonc si ils eussent plus mangé. Quand ce desjeun, dont ils faisoient dîner, fut passé, ils se mirent en ordonnance de bataille et se quatirent tous entre leurs ribaudeaux[1]. Ces ribaudeaux sont brouettes hautes, bandées de fer, à longs picots de fer devant en la pointe, que ils seulent par usage mener et brouetter avecques eux[2] ; et puis les arroutèrent devant leurs batailles, et là dedans s’encloirent.

En cel état, les virent et trouvèrent les trois chevaucheurs du comte qui y furent envoyés pour aviser leur convenant, car ils les approchèrent de si près que, jusques à l’entrée de leurs ribaudeaux ; ni oncques les Gantois ne s’en murent ; et montrèrent par semblant que ils fussent tout réjouis de leur venue.

Or retournèrent ces coureurs à Bruges devers le comte, et le trouvèrent en son hôtel, et grand’foison de chevaliers, qui là étoient en attendant leur revenue pour ouïr nouvelles. Ils rompirent la presse et vinrent jusques au comte ; et puis parlèrent tout haut, car le comte voult que ils fussent ouïs des circonstans qui là étoient ; et remontrèrent comment ils avoient chevauché si avant, que les Gantois eussent bien trait à eux, si traire voulsissent ; mais tout paisiblement ils les avoient laissé approcher ; et comment ils avoient vu les bannières ; et comment ils s’étoient respous et quatis entre leurs ribaudeaulx. « Et quelle quantité de gens, dit le comte, puent-ils bien avoir et être par avis ? » Ceux répondirent au plus justement que ils purent, que ils étoient entre cinq et six mille. Adonc, dit le comte : « Or tôt faites appareiller toutes gens ; je les vueil aller combattre, ni jamais du jour ne partiront sans être combattus. » À ces paroles sonnèrent trompettes parmi Bruges, et s’armèrent toutes gens d’armes, et se rassemblèrent sur le marché ; et ainsi comme ils venoient, ils se traioient et mettoient tous dessous leurs bannières, ainsi que par ordonnance et connétablie, ils avoient eu d’usage.

Par devant l’hôtel du comte, s’assemblèrent barons, chevaliers et gens d’armes. Quand tout fut appareillé, le comte fut apprêté et s’en vint au marché, et vit grand’foison de peuple rangé et ordonné ; dont il se réjouit. Adonc commanda-t-il à traire sur les champs. À son commandement nul ne désobéit, mais se partirent tous de la place ; et se mirent au chemin par ordonnance, et se trairent sur les champs ; premièrement gens de pied, et les gens d’armes à cheval suivirent après.

Au vider de la ville de Bruges, c’étoit grand’plaisir du voir ; car bien étoient quarante mille têtes armées. Et ainsi tout ordonnément à pied et à cheval, ils s’en vinrent assez près du lieu où les Gantois étoient, et là s’arrêtèrent. À celle heure, quand le comte de Flandre et ses gens vinrent, il étoit haute remontée, et le soleil s’en alloit tout jus. Bien étoit qui disoit au comte : « Sire, vous véez vos ennemis ; ils ne sont au regard de nous que une poignée de gens ; ils ne puent fuir : ne les combattez mes-huy ; attendez jusques à demain que le jour venra sur nous. Si verrons mieux quelle chose nous devrons faire ; et si seront plus affoiblis ; car ils n’ont rien que manger. » Le comte s’accordoit assez à ce conseil, et eût volontiers vu que on eût ainsi fait ; mais ceux de Bruges, par grand orgueil, étoient si chauds et si hâtés de eux combattre, que ils ne vouloient nullement attendre ; et disoient que tantôt les auroient déconfits, et puis retourneroient en leur ville. Nonobstant ordonnance de gens d’armes, car le comte en avoit là grand’foison, plus de huit cents lances, chevaliers et écuyers, ceux de Bruges approchèrent et commencèrent tout de pied à traire et à jeter de canons. Et tournèrent autour de ce flaschier, et mirent à ceux de Bruges le soleil en l’œil, qui moult les gréva ; et entrèrent en eux en écriant : « Gand ! »

Sitôt que ceux de Bruges ouïrent la voix de ceux de Gand et les canons descliquer, et que ils les virent venir de front pour eux assaillir âprement, comme lâches gens et pleins de faux et mauvais courage et convenant, ils s’ouvrirent tous, et laissèrent les Gantois entrer en eux sans défense, et jetèrent leurs bâtons jus et tournèrent le dos.

Les Gantois, qui étoient forts et serrés, et qui connurent bien que leurs ennemis étoient déconfits, commencèrent à abattre et à ruer jus devant eux à deux côtés, et à tuer gens, et toujours à aller devant eux, sans point des-router, et le bon pas ; et à crier : « Gand ! Gand ! » et à dire entre eux : « Avant ! avant ! Suivons chaudement nos ennemis ; ils sont déconfits, et entrons en Bruges avec eux : Dieu nous a ce jour regardés en pitié. » Et ainsi firent-ils tous ; ils poursuivirent ceux de Bruges âprement, et là où ils les aconsuivoient, ils les abattoient et occioient, ou sur eux ils passoient, car point n’arrêtoient ; ni de leur chemin il n’issoient ; et ceux de Bruges, ainsi que gens déconfits, fuyoient. Si vous dis que en celle chasse il en y ot moult de morts, de meshaignés et d’abbattus ; car entre eux point de défense ils n’avoient ; ni oncques si méchans gens ne furent que ceux de Bruges étoient, ni qui plus lâchement et recréamment se maintinrent, selon le grand bobant que au venir sur les champs fait ils avoient. Et veulent les aucuns dire et supposer par imagination que il y avoit trahison ; et les autres disent que non ot, fors povre défense et infortune qui chut sur eux.

Quand le comte de Flandre et les gens d’armes qui étoient sur les champs virent le povre arroy de ceux de Bruges, et comment de eux mêmes ils s’étoient déconfits, ni point de recouvrer ils n’y véoient, car chacun qui mieux mieux fuyoit devant les Gantois, si furent tous ébahis et épouvantés de eux-mêmes ; et se commencèrent aussi à dérouter et à sauver, et à fuir l’un çà, l’autre là. Il est bien voir que si ils eussent point vu de bon convenant ni d’arrèt de retour à ceux de Bruges sur ceux de Gand, ils eussent bien fait aucun fait d’armes et ensoigné les Gantois ; parquoi espoir ils se fussent recouvrés. Mais nennil ; il n’en véoient point ; mais s’enfuyoient vers Bruges, qui mieux mieux : ni le fils n’attendoit point le père, ni le père l’enfant. Adonc se desroutèrent aussi ces gens d’armes et ne tinrent point d’arroy ; et n’eurent les plusieurs talent de traire vers Bruges ; car la foule et la presse étoit si très grande sur les champs et sur le chemin, en venant à Bruges, que grand hideur étoit à voir, et de ouïr les navrés et les blessés plaindre et crier, et les Gantois aux talons de ceux de Bruges crier : « Gand ! Gand ! » et abattre gens et passer outre sans arrêter.

Le plus de ces gens d’armes ne se fussent jamais boutés en ce péril : mêmement le comte fut conseillé de retraire vers Bruges et de entrer des premiers en la porte, et de faire garder la porte ou clorre, parquoi les Gantois ne l’efforçassent et fussent seigneurs de Bruges. Le comte de Flandre, qui ne véoit point de recouvrer de ses gens sur les champs, et que chacun fuyoit, et que jà étoit toute noire nuit, crut ce conseil et prit ce chemin, et fit sa bannière chevaucher devant lui ; et chevaucha tant que il vint à Bruges, et entra en la porte auques des premiers, espoir lui quarantième, ni à plus ne se trouva-t-il. Adonc ordonna-t-il gens pour garder la porte et pour clorre si les Gantois venoient ; et puis chevaucha le comte vers son hôtel ; et envoya par toute la ville gens, et fit commandement que chacun, sur la tête à perdre, se trait sur le marché. L’intention du comte étoit telle que de recouvrer la ville par ce parti ; mais non fit, si comme je vous recorderai en suivant.

  1. C’était une espèce de machine de guerre usitée alors. On l’appelait Colubrina ou Ribaudequinus, et elle jetait des pierres et des flèches. Pierre Fenin, G. Châtelain et Monstrelet se servent aussi de ce mot, et disent que ce sont de petits chariots traînés par un cheval, et sur lesquels étaient placés deux petits canons.
  2. Je lis dans un autre manuscrit : « Iceux Ribauldequins sont trois ou quatre petits canons rangés de front sur hautes charrettes en manière de brouettes devant sur deux ou quatre roues bandées de fer, atout longs piques de fer devant en la pointe. »