Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 212-214).

CHAPITRE CLXI.


Comment, Philippe d’Artevelle étant à Gand, fut envoyé messire Daniel de Hallewyn en Audenarde pour être capitaine, et comment Philippe d’Artevelle l’assiégea avec grand’quantité de Gantois.


Or a le comte de Flandre, qui se tient au chastel de Lille, assez à penser et à muser quand il voit son pays plus que oncques mais rebelle à lui, et ne voit mie que de sa puissance singulière il le puisse recouvrer ; car toutes les villes sont si en une unité et d’un accord que on ne les en peut jamais ôter, si ce n’est par trop grand’puissance : ni on ne parloit partout son pays de lui, non plus en lui honorant ni rcconnoissant à seigneur, que d’oncques il n’eût été. Or lui revaudra l’alliance qu’il avoit au duc de Bourgogne, lequel a sa fille pour femme, madame Marguerite, dont il a deux beaux enfans, bien à point. Or est-il bien heureux que le roi Charles est mort, et qu’il y a un jeune roi en France au gouvernement de son oncle le duc de Bourgogne, qui le mènera et ploiera du tout à sa volonté ; car ainsi comme de l’osier que on ploye jeune autour de son doigt, et quand elle est âgée on n’en fait pas la volonté, ainsi est-il du jeune roi de France, et sera si comme j’ai l’espoir ; car il est de bonne volonté et si se désire à armer. Si le traira à ce faire le duc de Bourgogne son oncle, quand il lui remontrera l’orgueil de Flandre, et comment il est tenu de aider ses hommes quand leurs gens veulent user de rébellion. Mais le roi Charles, si supposent les aucuns, n’en eût rien fait, et si aucune chose en eût fait, il eût attribué la comté de Flandre, par quelque manière, au royaume de France et au domaine ; car le comte de Flandre n’étoit pas si bien en sa grâce que il eût rien fait pour lui, si il ne sçût bien comment.

Nous nous souffrirons à parler de ces devises, tant que temps et lieu venra ; et dirons que le comte de Flandre, qui se tenoit à Lille depuis sa grand’perte que il ot à Bruges devant et dedans Bruges, fit. Il entendit que messire Jean Bernage, messire Thierry d’Olbaing et messire Florens de Heulle tenoient la ville d’Audenarde et avoient tenue depuis la dure besogne de Flandre avenue devant Bruges ; et bien savoit que ces trois chevaliers n’étoient pas forts assez pour résister contre la puissance de Flandre, si ils venoient là pour mettre le siége. Ainsi on espéroit que aussi feroient-ils hâtivement. Adonc pour rafreschir la ville d’Audenarde et la pourvoir de toutes choses, le comte appela messire Daniaulx de Hallevin, et lui dit : « Daniel, vous vous en irez en Audenarde, et je vous en fais capitaine et souverain ; et aurez de votre route cent et cinquante lances de bonnes gens d’armes et cent arbalêtriers, et deux cents gros varlets à lances et à pavois. Si soignez de la garnison ; car je la vous en charge fiablement, et la faites hâtivement pourvoir de bleds, d’avoines, de chairs salées et de vins par nos bons amis de Tournay : il ne nous fauldront pas à ce besoin, selon notre espoir. » — « Monseigneur, répondit le chevalier, à votre ordonnance tout sera fait, et j’en prends le faix et la charge de la garde d’Audenarde, ni jà maux n’y aviendront par moi ni par ma deffaute. » — « Daniel, dit le comte, de ce suis-je tout conforté. »

Ne demeura guères de temps puis ce que messire Daniaulx de Hallewyn, établi capitaine souverain de Audenarde, s’en vint, à toute charge que avoir devoit et qui baillée lui fut de par le comte, bouter dedans la ville d’Audenarde ; dont ceux qui y étoient furent tous réjouis. Et y entrèrent le dix septième jour du mois de mai, et s’y tinrent toute la saison très honorablement ainsi que vous orrez recorder avant en l’histoire.

Avec messire Daniel de Hallewyn étoient de gens d’armes messire Louis et messire Gillebert de Lieureghien, messire Jean de Heulle, messire Florens de Heulle, messire Blanchard de Calonne, le sire de Rassenghien, messire Gérard de Marqueillies, Lambert de Lambres, Enguerrand Zendequin, Morelet de Hallewyn, Hanglenardin et plusieurs autres chevaliers et écuyers de Flandre, d’Artois et de la châtellerie de Lille ; et tant qu’ils se trouvèrent bien cent cinquante lances de bonnes gens d’armes hardis et entreprenants, et tous réconfortés de attendre le siége. Messire Daniel de Hallewyn, qui capitaine étoit, ne vouloit en la ville d’Audenarde avecques lui fors toute fleur de gens d’armes ; et bien y besognoit.

Quand Philippe d’Artevelle, qui se tenoit en Gand, entendit que ceux d’Audenarde étoient ainsi rafreschis de gens d’armes et de pourvéances, si dit que il y pourverroit de remède, et que ce ne faisoit mie à souffrir ; car c’étoit trop grandement au préjudice et au déshonneur du pays de Flandre que cette ville se tenoit ainsi : et dit qu’il y venroit mettre le siége, et jamais ne s’en partiroit si l’auroit abattue, et morts tous ceux qui dedans étoient, chevaliers et autres. Adonc fit-il un mandement par tout le pays de Flandre que tous fussent venus et appareillés dedans le neuvième jour de juin devant Audenarde. Nul n’osa désobéir ; tous s’appareillèrent des bonnes villes de Flandre et du Franc de Bruges, et vinrent mettre le siége devant Audenarde, et se étendirent par champs et par prés et par marais, tout à l’environ ; et là étoit Philippe d’Artevelle, leur capitaine souverain par qui ils s’ordonnoient tous, qui tenoit grand état devant Audenarde. Adonc fit-il une taille en Flandre, que chacun feu toutes les semaines paieroit quatre gros ; si porteroit le riche le povre. De cette taille acquit et assembla Philippe grand argent ; car nul ni nulle n’étoit excusé ni déporté que il ne payât ; car il avoit les sergens épars parmi Flandre, qui faisoient payer povres et riches, voulsissent ou non. Et disoit-on que il y avoit au siége devant Audenarde, quand ils furent assemblés, du pays de Flandre plus de cent mille hommes. Et firent ces Flamands, au-dessus d’Audenarde en l’Escaut, ficher et planter grands et gros merriens, parquoi point de navie de Tournay ne pût venir en Audenarde. Et avoient en leur ost de toutes choses à plenté, halles de draps, de pelleteries, de mercerie, et marché tous les samedis ; et leur apportoit-on des villages environ toutes choses de douceurs, fruitsr beurre, lait, fromages, poulailles et autres choses. En l’ost avoit tavernes et cabarets aussi bien et aussi plantureusement comme à Bruges ou à Bruxelles ; et vins de Rhin, de Poitou, de France, Garnaches, Malevoises et autres vins étrangers et à bon marché. Et pouvoit-on aller, venir, passer et retourner parmi leur ost sauvement et sans péril, voire ceux de Hainaut et de Brabant, d’Allemagne et de Liége aussi ; mais non ceux de France.

Quand messire Daniel de Hallewyn, capitaine d’Audenarde, entra premièrement en la ville, il fit toutes les pourvéances départir ouniement, et donner à chacun, selon lui et sa charge, sa portion ; et renvoya tous les chevaux sur quoi ils étoient venus, et fit toutes les maisons près des murs abattre ou couvrir de terre, pour le trait du feu des canons, car ils en avoient en l’ost merveilleusement grand’foison ; et fit toutes les femmes et les enfans et les autres menus gens loger ès mouliers, et plusieurs vider la ville ; et ne demeura oncques chien en la ville que tous ne fussent morts ou jetés dedans les fossés ou en la rivière. Si vous dis que les compagnons qui là dedans étoient en garnison faisoient souvent de belles issues du soir et du matin, et portoient à ceux de l’ost grand dommage. Et là avoit entre eux deux écuyers d’Artois, frères, Lambert de Lambres et Tristan. Ces deux par plusieurs fois y firent de grands appertises d’armes ; et ramenoient souvent des pourvéances de l’ost, voulsissent ou non leurs ennemis, et aussi des prisonniers. Ainsi se tinrent-ils tout l’été. Et étoit l’intention de Philippe d’Artevelle et de son conseil que ils seroient là tant que ils les affameroient, car à l’assaillir il leur coûteroit trop grandement de leurs gens ; et firent ceux de Gand ouvrer, ordonner et charpenter à force sur le mont d’Audenarde un engin merveilleusement grand, lequel avoit vingt pieds de large et vingt pieds jusques à l’étage, et quarante pieds de long ; et appeloit-on cet engin un mouton, pour jeter pierres de faix dedans la ville et tout effondrer. Encore de rechef, pour plus ébahir ceux de la garnison d’Audenarde, ils firent faire et ouvrer une bombarde merveilleusement grande, laquelle avoit cinquante trois pouces de bec, et jetoit carreaux merveilleusement grands et gros et pesants ; et quand cette bombarde descliquoit, on l’ouoit par jour bien de cinq lieues loin, et par nuit de dix, et menoit si grand’noise au descliquer, que il sembloit que tous les diables d’enfer fussent au chemin. Encore firent faire ceux de Gand un engin et asseoir devant la ville, qui jetoit croisseux de cuivre tout bouillant.

De tels engins de canons, de bombarbes, de truies et de moutons se mettoient en peine ceux de Gand de adommager ceux de Audenarde. Entre tout ce se confortoient bellement les compagnons qui dedans étoient, et remédioient à l’encontre, et faisoient des issues trois ou quatre fois la semaine ; dont ils avoient plus d’honneur que de blâme, et aussi plus de profit que de dommage.