Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXIV

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 217-218).

CHAPITRE CLXIV.


De une très merveilleuse vision, que le jeune roi de France eut de nuit en dormant en la ville de Senlis, sur le fait de son entreprise.


Advenu étoit, point n’avoit long terme, au jeune roi Charles de France, entrementes que il séjournoit dans la ville de Senlis, qu’en dormant en son lit une vision lui vint. Et lui étoit proprement avis que il étoit en la cité d’Arras, où oncques à ce jour n’avoit été, et toute la fleur de la chevalerie de son royaume ; et là venoit le comte de Flandre à lui, qui lui asséoit sur son poing un faucon pèlerin moult gent et moult bel, et lui disoit ainsi : « Monseigneur, je vous donne en bonne étrainne ce faucon pour le meilleur que je visse oncques, le mieux volant, le mieux et le plus gentiment chassant, et mieux abattant oiseaux. » De ce présent avoit le roi grand’joie, et disoit : « Beau cousin, grand merci ! » Adonc lui étoit-il avis que il regardoit sur le connétable de France qui de-lez lui étoit, messire Olivier de Cliçon, et lui disoit : « Connétable, allons, moi et vous, aux champs pour éprouver ce gentil faucon que mon cousin de Flandre m’a donné. » Et le connétable répondit : « Sire, allons. » Adonc montoient-ils à cheval eux deux seulement, et venoient aux champs, et prenoit ce faucon de la main du roi le connétable ; et trouvoient moult bien à voler et grand’foisons de hérons. Adonc disoit le roi : « Connétable, jetez l’oisel, si verrons comment il chassera et volera. » Et le connétable le jetoit, et cil faucon montoit si haut que à peine le pouvoient-ils choisir en l’air ; et prenoit son chemin sur Flandre. Adonc disoit le roi au connétable : « Connétable, chevauchons après mon oisel, je le ne vueil pas perdre. » Et le connétable lui accordoit. Et chevauchoient, c’étoit avis au roi, au férir des éperons parmi un grand marais ; et trouvoient un bois durement fort et dru d’épines et de ronces et de mauvais bois à chevaucher. Là disoit le roi : « À pied, à pied ; nous ne pouvons passer ce bois. » Adonc descendoient-ils et se mettoient à pied ; et venoient leurs varlets qui prenoient leurs chevaux ; et le roi et le connétable entroient en ce bois à grand’peine ; et tant alloient que ils venoient en une trop ample lande, et là véoient le faucon qui chassoit hérons, et abattoit, et se combattoit à eux et eux à lui. Et sembloit au roi que son faucon y faisoit foison d’appertises, et chassoit oiseaux devant lui tant qu’ils en perdoient la vue. Adonc étoit le roi trop courroucé de ce que il ne pouvoit suivre son oiseau, et disoit au connétable : « Je perdrai mon faucon, dont je aurai grand ennui ; ni n’ai loirre[1] ni ordonnance de quoi je le puisse réclamer. »

En ce souci que le roi avoit, lui étoit avis que un trop beau cerf, qui portoit douze ailes, apparoît à eux en issant de ce fort bois, et venoit en celle lande, et s’inclinoit devant le roi ; et le roi disoit au connétable qui regardoit ce cerf à merveilles et en avoit grand’joie ; « Connétable, demeurez ci, et je monterai sur ce cerf qui se présente à moi, et suivrai mon oisel. » Le connétable lui accorda. Là montoit le jeune roi de grand volonté sur ce cerf volant, et s’en alloit à l’aventure après son faucon ; et ce cerf, comme bien endoctriné et avisé de faire le plaisir du roi, le portoit par dessus les grands bois et les hauts arbres. Et véoit que son faucon abattoit oiseaux à si grand plenté que il étoit tout émerveillé comment il pouvoit ce faire ; et sembloit au roi que, quand ce faucon ot assez volé et abattu de hérons tant que bien devait suffire, le roi le réclama ; et tantôt, comme bien duit, s’en vint asseoir sur le poing du roi ; et étoit avis au roi que il reprenoit le faucon par les ongles et le mettoit à son devoir ; et ce cerf ravaloit par dessus ces bois, et rapportoit le roi en la propre lande là où il l’avoit enchargé, et où le connétable l’attendoit qui avoit grand’joie de savenue ; et sitôt comme il fut là venu et descendu, le cerf s’en ralloit et rentroit au bois, et ne le véoient plus. Et là recordoit le roi au connétable, ce lui étoit avis, comment le cerf l’avoit doucement porté. « Ni oncques, fit le roi, je ne chevauchai plus aise. » Et lui recordoit encore la bonté de son faucon, comment il avoit abattu tant d’oiseaux que il en étoit tout émerveillé. Et le connétable l’oyoit volontiers. Adonc venoient les varlets qui les poursuivoient, qui ramenoient leurs chevaux ; si montoient sus, et trouvoient un chemin bel et ample qui les ramenoit à Arras. Adonc s’éveilla le roi et eut grand’merveille de celle vision ; et trop bien lui souvenoit de tout ce, et le recorda à aucuns de sa chambre qui les plus prochains de lui étoient ; et tant lui plaisoit la figure de ce cerf que à peine en imaginations il n’en pouvoit issir ; et fut l’une des incidences premières, quand il descendit en Flandre à combattre les Flamands, pourquoi le plus il enchargea le cerf volant à porter en sa devise.

Nous nous souffrirons un petit à parler de lui, et parlerons de Philippe d’Artevelle qui se tenoit à siége devant la garnison et ville d’Audenarde.

  1. Terme de fauconnerie qui signifie appât, leurre.