Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 215-217).

CHAPITRE CLXIII.


Comment le comte de Flandre, averti des outrages des Gantois, se recommanda à son gendre le duc de Bourgogne ; et lui et Berry en parlèrent au roi, et ce qu’il en répondit.


En ce temps se tenoit le comte de Flandre à Hesdin. Si lui fut recordé comment les routiers de Gand avoient été à Male et abattu l’hôtel en dépit de lui, et la chambre où il fut né arse, et les fonds où il fut baptisé rompus, et le repos où il fut couché enfant, armoyé de ses armes, qui étoit tout d’argent, et la cuvelette aussi où on l’avoit d’enfance baigné, qui étoit d’or et d’argent, toute descirée et despécée et apportée à Bruges, et là fait leurs gabes et leurs ris. Ce lui vint et tourna à grand déplaisance. Si ot le comte, lui étant à Hesdin, maintes imaginations ; car il véoit son pays perdu et tourné contre lui, excepté Tenremonde et Audenarde, et n’y véoit nul recouvrer de nul côté, fors de la puissance de France. Si s’avisa, tout considéré, qu’il s’en viendroit parler à son fils le duc de Bourgogne qui se tenoit à Bapeaumes, et lui remontrer ses besognes. Si se départit de Hesdin et s’en vint à Arras ; et là se reposa deux jours. À lendemain il s’en vint à Bapeaumes : si descendit à l’hôtel du comte, qui étoit sien ; car pour ce temps il étoit comte d’Artois, car sa dame de mère étoit morte. Le duc de Bourgogne son fils ot grand compassion de lui, et le réconforta moult doucement, quand il l’ot oy complaindre ; il lui dit : « Monseigneur, par la foi que je dois à vous et au roi, je n’entendrai jamais à autre chose, si serez réjoui de vos meschéances ou nous perdrons tout le demeurant ; car ce n’est pas chose due que telle ribaudaille comme ils sont ores en Flandre laisser gouverner un pays ; et toute chevalerie et gentillesse en pourroit être détruite et honnie, et par conséquent sainte chrétienté. »

Le comte de Flandre se reconforta, parmi tant que le duc de Bourgogne lui ot en convenant de aider ; et prit congé de lui, et s’en vint en la cité d’Arras. À ce jour y tenoit le comte de Flandre plus de deux cents hommes des bonnes villes de Flandre hostagiers ; et étoient au pain et à l’eau en diverses prisons ; et leur disoit-on tous les jours que on leur trancheroit les têtes ; ni ils n’attendoient autre chose. Quand le comte fut venu à Arras il les fit, à l’honneur de Dieu et de Notre Dame, tous délivrer, car bien véoit, à ce qui avenoit en Flandre, que ils n’avoient nulle coulpe ; et leur fit jurer à être bons et loyaux envers lui ; et puis leur fit délivrer à chacun or et argent pour aller à Lille, ou à Douay, ou ailleurs où mieux leur plairoit ; dont le comte acquit grand’grâce ; et puis se partit le comte d’Arras et s’en retourna à Hesdin et là se tint une espace.

Le duc de Bourgogne ne mit mie en oubli les convenances qu’il avoit eues à son seigneur de père le comte de Flandre : si se partit de Bapeaumes, messire Guy de la Tremoille en sa compagnie, et messire Jean de Vienne, amiral de France, qui rendoient grand’peine de conseil à ce que le comte de Flandre fût conforté ; et ces deux étoient les plus grands et les plus hauts de son conseil. Tant chevaucha le duc de Bourgogne, et sa route avecques lui, que il vint à Senlis où le roi étoit et ses deux oncles Berry et Bourbon. Si fut là reçu à grand joie, et puis demandé des nouvelles de Flandre et du siége d’Audenarde. Le duc de Bourgogne répondit à ces premières paroles moult sagement au roi et à ses oncles ; et quand ce vint à loisir il trait à part son frère le duc de Berry, et lui remontra comment ces Gantois orgueilleux se mettoient en peine de être maîtres et de détruire toute gentillesse ; et jà avoient-ils ars et pillé sur le royaume de France, qui étoit une chose moult préjudiciable, à la confusion et vitupère du roi, et que on ne leur devoit mie souffrir. « Beau frère, dit le duc de Berry, nous en parlerons au roi ; nous sommes, je et vous, les deux plus hauts de son conseil. Le roi informé, nul n’ira au devant de notre entente ; mais à émouvoir guerre, le roi de France et le royaume, à Flandre qui ont été en bonne paix ensemble, il convient qu’il y ait titre et que les barons de France y soient appelés : autrement nous en serions demandés et inculpés ; car le roi est jeune ; et savent bien toutes gens que il fera en partie ce que nous voudrons et lui conseillerons. Si bien lui en prenoit la chose se passeroit en bien ; si mal lui en venoit, nous en serions démandés et trop plus blâmés que les autres, et à bonne cause ; et diroit-on partout : véez les oncles du roi, le duc de Berry et le duc de Bourgogne, comment ils l’ont conseillé jeunement ; ils ont bouté en guerre le royaume de France, dont il n’avoit que faire. Donc je dis, beau frère, que nous mettrons ensemble la greigneur partie des prélats et des nobles du royaume de France et leur remontrerons, le roi présent, vous personnellement à qui il en touche pour l’héritage de Flandre, toutes ces incidences : nous verrons tantôt la générale volonté du royaume de France. » Répondit le duc de Bourgogne : « Vous parlez bien, beau frère, et ainsi sera fait comme vous dites. »

À ces paroles véez-ci le roi qui entra en la chambre où ses oncles étoient, un épervier sur le poing ; et se férit en leurs paroles, et leur demanda moult liement en riant : « De quoi parlez-vous maintenant, mes beaux oncles, en si grand conseil ? Dites-le-moi, je vous prie ; je le saurois volontiers, si c’est chose que on puist savoir. » — « Oui, monseigneur, dit le duc de Berry qui fut avisé de parler ; car à vous en appartient de ce conseil grandement. Véez-ci votre oncle, mon frère de Bourgogne, qui se complaint à moi de ceux de Flandre ; car les vilains de Flandre ont bouté hors de son héritage le comte de Flandre leur seigneur et tous les gentilshommes ; et encore sont-ils à siége devant la ville d’Audenarde plus de cent mille Flamands, qui ont là assis grand’foison de gentilshommes ; et ont un capitaine qui s’appelle Philippe d’Artevelle, pur Anglois de courage, lequel a juré que jamais ne partira de là si aura sa volonté de ceux de la ville, si votre puissance ne l’enlève, tant y a-t-il réservé. Et vous, qu’en dites-vous ? Voulez-vous aider votre cousin de Flandre à reconquérir son héritage, que vilains par orgueil lui tollent et efforcent par cruauté ? » — « Par ma foi, répondit le roi, beaux oncles, oui j’en suis en très grand’volonté ; et pour Dieu, que nous y allions, je ne désire autre chose que moi armer. Et encore ne me armai-je oncques ; si me faut-il, si je vueil régner en puissance et en honneur, apprendre les armes. »

Ces deux ducs se regardèrent l’un l’autre ; et leur vint grandement à plaisance la parole que le roi avoit répondue. Et dit encore le duc de Berry : « Monseigneur, vous avez bien parlé, et à ce faire vous êtes tenu par plusieurs raisons ; on tient la comté de Flandre du domaine de France, et vous avez juré, et nous pour vous, à tenir en droit vos hommes et vos liges ; et aussi le comte de Flandre est votre cousin, par quoi vous lui devez amour. Et puisque vous en êtes en bonne volonté, ne vous en ôtez jamais ; et en parlez ainsi à tous ceux qui vous en parleront ; car nous assemblerons hâtivement les prélats et les nobles de votre royaume, et leur remontrerons, vous présent, toutes ces choses. Si parlez ainsi haut et clair que vous avez ici parlé à nous, et tous diront : Nous avons roi de haute emprise et de bonne volonté. » — « Par ma foi, beaux oncles, je voudrois que ce fût demain à aller celle part ; car d’ores-en-avent ce sera le plus grand plaisir que je aurai que je voise en Flandre abattre l’orgueil des Flamands. »

De celle parole orent les deux ducs grand’joie. Adonc vint le duc de Bourbon, qui fut appelé des deux ducs ; et lui recordèrent toutes les paroles que vous avez ouïes, et la grand’volonté que le roi avoit d’aller en Flandre, dont le duc de Bourbon ot grand’joie. Si demeurèrent les choses en cel état ; mais le roi escripsit, et ses oncles aussi, à tous les seigneurs du conseil du royaume de France, qu’ils venissent sur un jour qui assigné y fut, à Compiègne, et que là auroit parlement pour les besognes du royaume de France. Tous obéirent, ce fut raison. Et sachez que le roi étoit si réjoui de ces nouvelles et si pensif en bien, que il ne s’en pouvoit mettre hors ; et disoit trop souvent que tant de parlemens ne valoient rien pour faire bonne besogne ; et si disoit : « Il me semble que quand on veut faire et entreprendre aucune besogne, on ne la doit point tant demener, car au détrier on avise ses ennemis. » Et puis si disoit outre, quand on lui mettoit au devant les périls qui venir en pouvoient : « Oil, oil ; qui oncques rien n’entreprit, rien n’acheva. » Ainsi se devisoit le jeune roi de France, et jangloit à la fois aux chevaliers et aux écuyers de sa chambre qui de-lez lui étoient et qui le servoient.

Or vueil-je compter d’un songe qui lui étoit advenu en celle saison, lui étant à Senlis, et sur quoi il s’ordonna de sa devise du cerf-volant, si comme je fus adonc informé.