Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 222-223).

CHAPITRE CLXIX.


Comment le roi de France étoit averti de la conduite des Flamands, et l’échange des Flamands et Tournesiens prisonniers.


Nouvelles vinrent en France au conseil du roi que Philippe d’Artevelle, qui avoit le courage tout anglois, et le pays de Flandre avoient envoyé en Angleterre une quantité d’hommes des villes de Flandre, pour faire alliance aux Anglois. Et couroit voix et commune renommée que le roi d’Angleterre à puissance venroit en celle saison arriver en Flandre, et se tiendroit en Gand. Ces nouvelles et ces choses étoient assez à soutenir et à croire que les Flamands se fortifieroient en aucune manière. Adonc fut avisé que le messager Philippe d’Artevelle, que on tenoit en prison, on le délivreroit, et que au voir dire, on n’avoit cause de le retenir. Si fut délivré et renvoyé en Flandre, devant Audenarde, où l’ost étoit[1].

En ce temps, avoient ceux de Bruges pris des bourgeois de Tournay et mis en prison, et montroient les Flamands que ils avoient aussi cher la guerre aux François, comme la paix. Quand ceux de Tournay virent ce, si firent tant que ils attrapèrent et retinrent devers eux des bourgeois de Courtray, et les amenèrent prisonniers à Tournay. Ainsi se nourrissoient haines entre les Tournesiens et les Flamands. Toutefois les seigneurs de Tournay, qui ne vouloient mie de leur fait avoir titre de guerroyer les Flamands, qui étoient leurs voisins, sans avoir commandement du roi de France, dont ils n’avoient encore nul, avisèrent que ils envoyeroient deux de leurs bourgeois devant Audenarde, pour parler à Philippe d’Artevelle, pour savoir son intention, et pour ravoir leurs bourgeois, et rendre aussi par échange ceux que ils tenoient. Si y furent élus, pour y aller, Jean Bon-enfant et Jean Picard ; et vinrent au siége devant Audenarde, et parlèrent à Philippe, lequel, pour l’honneur de la cité de Tournay, non pour le roi de France, si comme il leur dit, les recueilloit amiablement ; car le roi ne l’avoit pas desservi, ni acquis envers le pays de Flandre, quand un messager, pour bien envoyé devers lui, on avoit retenu et mis en prison. « Sire, répondirent les deux bourgeois, votre messager, vous le ravez. » — « C’est voir, dit Philippe d’Artevelle, le plus par cremeur que autrement. Or, me dites, dit Philippe, pour quelle besogne vous venez maintenant cy ? » — « Sire, repondirent les deux bourgeois, c’est pour ravoir nos bonnes gens de Tournay, que on tient en prison à Bruges. » — « Ha ! répondit Philippe ; si on les tient, aussi tenez-vous de ceux de Courtray par devers vous : vous ne devez pas perdre à votre venue, rendez-nous les nôtres, et vous raurez les vôtres. » Répondirent ceux de Tournay : « Vous parlez bien, et nous le ferons ainsi. » Là fut accordé de faire celle échange ; et en escripsit Philippe à Piètre du Bois et à Piètre de Vintre, qui se tenoient à Bruges, que on délivrât les bourgeois de Tournay, que on tenoit en prison ; et on délivreroit de Tournay ceux de Courtray : car il s’en tenoit bien à ce que la cité de Tournay en avoit donné et escript.

Ainsi exploitèrent les dits bourgeois de Tournay. Et vous dis que, quand ce vint au congé prendre, Philippe d’Artevelle leur dit ainsi : « Entendez, seigneurs, je ne vous vueil mie trahir ; vous êtes de Tournay, laquelle ville est toute lige au roi de France, auquel nous ne voulons avoir nul traité, jusques à tant que Audenarde et Tenremonde nous soient ouvertes. Et ne revenez plus ni renvoyez vers nous ; car ceux qui y venroient demeureroient ; et contregardez vos gens et vos marchands de aller, ni venir, ni marchander en Flandre, car si ils y vont, ils seront retenus et le leur pris, combien qu’il vaille ; et si les nôtres vont en France ou en Tournesis, nous les abandonnerons à être pris et retenus sans nul pourchas ; car bien savons, quoique nous attendons, que le roi, votre sire, nous fera guerre. » Ces bourgeois de Tournay entendirent bien ces paroles. Si les retinrent, et glosèrent ; et dirent que de tout ce, eux venus à Tournay, ils en aviseroient la bonne ville et les gens.

Si se départirent du siége d’Audenarde et retournèrent à Tournay ; et puis recordèrent tout ce que vous avez ouï. Adonc fut faite une défense que nul n’allât ni marchandât à ceux de Flandre, sur peine de être en l’indignation du roi. Toutefois les bourgeois de Tournay qui étoient prisonniers à Bruges revinrent ; et ceux de Courtray furent renvoyés. Ainsi n’osoit nul marchand de Tournay marchander aux Flamands ; mais quand ils vouloient avoir des marchandises de Flandre, ils les venoient quérir ou acheter à ceux de Valenciennes ; car ceux de Hainaut, de Hollande, de Zélande, de Brabant et de Liége pouvoient sûrement aller, demeurer et marchander par toute la comté de Flandre.

Ainsi se tint le siége devant Audenarde grand et bel ; et toute celle saison, Philippe d’Artevelle et ceux de Gand étoient logés sur le mont d’Audenarde, au lez devers Hainaut, et là séoient les engins, et la grande bombarde qui jetoit les grands carreaux et qui rendoit telle noise que, au descliquer, on l’oyoit de six lieues loin. Ens ès prés dessous avoit un pont sur l’Escaut, de nefs et de cloyes, couvert d’estrain et de fiens, et par delà ce pont étoient logés ceux de Bruges, en remontant sur les champs outre la porte de Bruges. Après, étoient logés ceux de Yppre, de Courtray, de Pourpringhes, de Cassel et du Franc de Bruges ; et comprenoient le tour de la ville en rallant jusques à l’autre part de l’Escaut. Ainsi étoit toute la ville d’Audenarde environnée ; et cuidoient bien par tel siége les Flamands conquerre et affamer ceux de dedans ; mais à la fois les compagnons issoient et faisoient des envaies : une heure perdoient, l’autre heure gagnoient, ainsi comme à tels besognes les faits d’armes adviennent. Mais toutefois d’assauts n’y avoit-il nuls faits ; car Philippe ne vouloit point follement aventurer ses gens ; et disoit que, tout sans assaillir, ils auroient la ville, et que par raison elle ne se pouvoit tenir longuement, quand ils n’étoient confortés, ni ne pouvoient être de nul côté ; ni à peine ne volât mie un oiselet en Audenarde, que il ne fût vu de ceux de l’ost, tant bien avoient-ils environné la ville de tous lez.

  1. Froissart, qui était du pays, peut avoir été plus exactement informé de cette circonstance que le moine de Saint-Denis, qui, comme on l’a vu, le fait mettre de suite en liberté. Philippe d’Artevelle, dans sa lettre qui suit, rapporte le fait de la même manière que Froissart.