Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 223-226).

CHAPITRE CLXX.


Comment le roi de France envoya trois évêques vers Flandre pour mieux entendre l’état des Flamands ; comment ils y besognèrent ; et comment ils trouvèrent les Flamands opinatifs et arrogants contre leur seigneur souverain et contre leur naturel seigneur.


Or retournerons au roi de France et à son conseil. Les oncles du roi et les consaulx de France avisèrent pour le mieux que ils envoieroient à Tournay aucuns chevaliers et prélats du royaume, pour traiter à ces Flamands et pour savoir plus pleinement leur entente. Si furent élus et ordonnés, pour venir à Tournay, Miles de Dormans, évêque de Beauvais, l’évèque d’Auxerre, l’évêque de Laon, messire Guy de Honcourt et messire Tristan du Bois ; et vinrent ceux à Tournay, comme commissaires de par le roi de France, et là s’arrêtèrent. Quand ils furent là venus, assez nouvellement étoient retournés de devant Audenarde, Jean Bon-enfant et Jean Picard, qui remontrèrent à ces prélats et chevaliers, commissaires du roi, comment Philippe d’Artevelle, au congé prendre, leur avoit dit que les Flamands n’entendroient jamais à nul traité, jusques à tant que Audenarde et Tenremonde leur seroient ouvertes. « Bien, répondirent les commissaires ! si cil Philippe, par orgueil et bobant dont il est plein, fait sa grandeur, espoir n’est-ce pas l’accord des bonnes villes de Flandre ; si écrions à Gand, à Bruges et à Yppre ; et envoyons, de par nous, à chacune ville, une lettre et un messager : par aucune voie faut-il entrer ens ès choses, puisque on les veut commencer ; et nous ne sommes pas ici venus pour guerroyer, mais pour traiter envers ces maudits Flamands. » Adonc escripsirent cils commissaires trois lettres aux trois villes principales de Flandre ; et y mettoient en chacune Philippe d’Artevelle en ligne et au premier chef. Si contenoient ces lettres ce qui s’en suit :

« À Philippe d’Artevelle et à ses compagnons et aux bonnes gens des trois bonnes villes de Flandre et au Franc de Bruges.

« Plaise vous savoir que le roi, notre sire nous a envoyés en ces parties en espèce de bien, pour paix et accord faire, comme souverain seigneur, entre noble prince monseigneur de Flandre, son cousin, et le pays de Flandre. Car commune renommée cuert que vous quérez à faire alliance au roi d’Angleterre et aux Anglois, laquelle chose est contre raison et au préjudice du royaume de France et de la couronne ; et ne le pourroit le roi souffrir aucunement : pour quoi nous vous requérons, de par le roi, que vous nous veuilliez sauf conduit bailler et envoyer, allant et venant, pour celle paix faire et mener à conclusion bonne, si que le roi vous en sache gré. Et nous en rescripsiez réponse de votre intention. Notre sire vous veuille garder. Escript à Tournay le seizième jour du mois d’octobre. »

Quand ces trois lettres contenant toutes une même chose furent écrites et scellées, on les bailla à trois hommes ; et leur fut dit : « Vous irez à Gand, et vous à Bruges, et vous à Yppre, et nous rapporterez réponse. » Ils répondirent : « Volontiers réponse vous rapporterons-nous, si nous la pouvons avoir. » À ces mots se partirent, et alla chacun son chemin. Quand cil de Gand vint à Gand, pour ce jour Philippe d’Artevelle y étoit ; autrement ceux de Gand n’eussent point ouvert la lettre sans lui. Il l’ouvrit et la lut, et quand il l’ot lue, il n’en fit que rire, et se départit assez tôt de Gand et s’en retourna devant Audenarde, et emporta la lettre avecques lui : mais le messager demeura en prison à Gand. Et quand il fut venu devant Audenarde, il appela le seigneur de Harselles et aucuns de ses compagnons, et leur lut la lettre des commissaires, et dit : « Il semble que ces gens de France se truffent de moi et du pays de Flandre. Je avois jà dit aux bourgeois de Tournay, quand ils furent avant hier ci, que je ne voulois mais ouïr nulles nouvelles de France ni entendre à nul traité que on me pût faire, si Audenarde et Tenremonde ne nous étoient rendues. »

À ces mots vinrent nouvelles de Bruges, de Yppre et des capitaines qui là étoient, comment aussi on leur avoit escript, et que briévement les messagers qui les lettres avoient apportées étoient retenus ès villes et mis en prison. « C’est bien fait, » dit Philippe. Adonc musa-t-il sur ces besognes un petit, et quand il eut merencolié une espace, il s’avisa qu’il rescriproit aux commissaires du roi de France. Si escripvit une lettre ; et avoit en la superscription : « À très nobles et discrets seigneurs, les seigneurs commissaires du roi de France. »

« Très chers et puissans seigneurs, à vos très nobles discrétions plaise vous savoir, que nous avons reçues[1] très amiables lettres à nous envoyées de très excellent seigneur Charles, roi de France, faisant mention comme vous, très nobles seigneurs, êtes envoyés de par lui par deçà pour traiter de paix et d’accord entre nous et haut prince monseigneur de Flandre et son pays devant dit, et par le roi devant dit et son conseil ayans plaisance de ce conclure et accomplir ; si que ceux de Tournay, nos chers et bons amis, nous témoignent par leurs lettres patentes par nous vues. Et pour ce que le roi escript que à lui moult déplaît que les discords ont si longuement été et encore sont ; dont nous avons grand’merveille comment ce peut être. Au temps passé, quand la ville de Gand fut assise et le pays d’Audenarde n’étoit de nulle valeur, et aussi quand nous du commun conseil des trois bonnes villes de Flandre, à lui escripvîmes comme à notre souverain seigneur, que il voulsist faire la paix et accord, adonc il ne lui en plut autant à faire, ainsi qu’il nous semble que volontiers il feroit maintenant. Et aussi en telle manière avons reçu unes lettres patentes contenans que deux fois nous avez écrit que vous êtes venus chargés du roi devant dit, si comme ci-dessus est déclaré : mais il vous semble que, selon notre réponse à vous sur ce envoyée, que nous n’avons volonté d’entendre au traité fermement ; sur quoi sachez que nul traité n’est à querre entre vous et le pays de Flandre, si ce n’est que les villes et les forteresses, à la volonté de nous regard de Flandre et de la dite ville de Gand, fermées contre le pays de Flandre, et nommément et expressément contre la bonne ville de Gand dont nous sommes regard, seront décloses et ouvertes à la volonté de nous regard de la dite ville. Et ci ce n’est premier fait, nous ne pourrions traiter à la manière que vous requérez ; car il nous ne chaut que le roi au nom de lui a et peut assembler en aide de son cousin, notre seigneur, grand’puissance ; car nous véons et savons que fausseté y a, ainsi que autre fois y a eu ; dont notre intention est de être sur notre garde et défense, si comme nous sommes prêts et attendans. Et il trouvera l’ost appareillé pour lui défendre contre nos ennemis ; car nous espérons à l’aide de Dieu avoir victoire, ainsi comme autrefois avons eue contre vous. Outre nous rescripvez que renommée est que vous avez entendu que nous, ou aucuns de Flandre, traitent alliances avecques le roi d’Angleterre, et que nous errons, pourtant que nous sommes subgiets à la couronne de France et que le roi est notre seigneur à qui nous sommes tenus de nous acquitter ; ce que fait avons, en tant que au temps passé à lui avons envoyé nos lettres, ainsi comme à notre souverain, que il voulsist faire la paix. Sur quoi il pas ne répondit ; mais notre messager fut pris et détenu prisonnier ; ce qui grand blâme nous sembloit à un tel seigneur. Et encore il lui est plus grand blâme et à blâmer que de sur ce il a à nous escript si comme souverain seigneur, et il ne daigna envoyer réponse quand à lui rescripvimes comme à notre souverain seigneur. Et pourtant que ce adonc ne lui plut à faire, pensâmes à nous acquérir le profit du pays de Flandre, à qui que ce fût à faire, ce que fait avons : néanmoins que aucune chose n’est encore conclue, pourra le roi bien venir à temps par la manière que toutes forteresses soient ouvertes. Et pour ce que nous deffendîmes à ceux de Tournay, quand darrenièrement furent en notre ost, que nul ne vint plus chargé de lettres ou de bouche sans avoir sauf conduit ; et outre ce sont venus portant lettres, sans le sçu ni consentement de nous, à Gand, à Bruges et à Yppre, nous avons les messagers fait prendre et détenir ; et leur apprendrons de porter lettres, tellement que autres y prendront exemple. Car nous sentons que trahison quérez, espécialement pour moi, Philippe d’Artevelle, dont Dieu me veuille garder et défendre ; et aussi faire et mettre discord au pays. Pourquoi nous vous faisons savoir que de ce ne vous travailliez plus, si ce n’est que les villes devant dites soient ouvertes, ce que elles seront briévement à l’aide de Dieu, lequel vous ait en sa sainte garde.

« Escript devant Audenarde, le vingtième jour du mois d’octobre, l’an mil trois cent quatre vingt et deux.

« Philippe d’Artevelle, Regard de Flandre, et ses compagnons. »

Quand Philippe d’Artevelle ot ainsi escript, présent le seigneur de Harselles et son conseil, il leur sembla que rien n’y avoit à amender ; et scellèrent la lettre et puis regardèrent à qui ils la bailleroient. Bien savoient que si nul de leur comté appartenant à eux portoit ces lettres à Tournay, il seroit mort ou retenu, pourtant qu’ils retenoient les trois messagers des commissaires du roi en trois villes en prison ; si demanda Philippe : « Avons-nous nuls prisonniers de ceux d’Audenarde ? » — « Oil, dit-on, nous avons un varlet qui fut hier pris à l’escarmouche ; mais il n’est pas d’Audenarde, il est d’Artois, et varlet à un chevalier nommé messire Gérard de Marqueilles, si comme il dit. » — « Tant vaut mieux, dit Philippe ; faites-le venir avant, il portera ces lettres, et parmi tant il sera quitte et délivré. » On le fit venir avant. Adonc l’appela Philippe et lui dit : « Tu es mon prisonnier ; et te puis faire mourir, si je vueil, et tu en as été en grand’aventure ; et puisque tu es ci, tu seras délivré, parmi tant que tu me auras en convenant sur ta foi que ces lettres tu porteras à Tournay et les bailleras aux commissaires du conseil du roi que tu trouveras là. » Le varlet, quand il ouït parler de sa délivrance, ne fut oncques si lie, car il cuidoit bien mourir. Si dit : « Sire, je vous jure par ma foi, je les porterai où vous voudrez, si ce étoit pour porter en enfer. » Et Philippe commença à dire, et dit : « Tu as trop bien parlé. » Adonc lui fit-il bailler deux écus et le fit convoier tout hors de l’ost, et puis mettre au chemin de Tournay.

Tant exploita le varlet et chemina qu’il vînt à Tournay, et entra dedans les portes et demanda où il trouveroit les commissaires. On lui dit que il en orroit nouvelles sur le marché. Quand il fut venu sur le marché, on lui enseigna l’hôtel de l’évêque de Laon ; si se traist celle part, et fit tant qu’il vint devant l’évêque, et se mit à genoux, et fit son message bien et à point. On lui demanda des nouvelles d’Audenarde et de l’ost. Il en répondit ce qu’il en savoit, et conta comment il étoit prisonnier, mais on l’avoit en l’ost délivré pourtant qu’il avoit apporté ces lettres. On lui donna à dîner, et entretant que il dînoit, il fut très bien examiné des gens de l’évêque. Quand il eut à grand loisir dîné il se partit. L’évêque de Laon ne voult mie ouvrir ces lettres sans ses compagnons, et envoya devers eux. Et quand ils furent tous les trois évêques ensemble et les chevaliers aussi, on ouvrit ces lettres : si furent lues à grand loisir et bien examinées et considérées. Adonc parlèrent-ils ensemble, et dirent : « Ce Philippe, à ce qu’il montre, est plein de grand orgueil et présomption, et petitement aime la majesté royale de France ; il se confie en la fortune qu’il eut pour lui devant Bruges. Quelle chose est-il bon de faire, » dirent-ils ? Lors conseillèrent longuement, et eux conseillés ils dirent : « Le prévôt, les jurés et les consaulx de Tournay, en quelle cité nous sommes, savent bien que nous avons envoyé à Philippe d’Artevelle et aux villes de Flandre ; c’est bon qu’ils oyent la réponse telle comme Philippe nous fait. »

Cil conseil fut tenu ; messire Tristan du Bois, gouverneur de Tournay, envoya quérir le prévôt ; on ouvrit la halle ; on sonna la cloche ; tous ceux du conseil vinrent. Quand ils furent venus, on lisit et relisit par deux ou trois fois tout généralement ces lettres. Les sages s’émerveilloient des grosses et présomptueuses paroles qui dedans étoient. Adonc fut conseillé et avisé que la copie de ces lettres demeureroit à Tournay ; et les commissaires, dedans deux ou trois jours, s’en retourneroient devers le roi, et y porteroient ces propres lettres scellées du propre scel Philippe Artevelle. Atant se départit cil conseil, et s’en retourna chacun en son hôtel.

  1. Je n’ai pu retrouver à Gand ni à Bruges, la lettre mentionnée ici. Le manuscrit 76 de la bibliothèque publique de Gand contient la même lettre de Philippe d’Artevelle, que fournit le texte de Froissart. L’écriture en est du xve siècle, et par conséquent plus récente que celle du manuscrit de Froissart que j’ai suivie. Le manuscrit de Gand donne à tort 1380, au lieu de 1382.