Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXXXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 237-239).

CHAPITRE CLXXXIV.


Comment à l’emprise du seigneur de Saint-Py et d’autres le passage à Comines fut conquis sur les Flamands, qui y furent occis par milliers et tous déconfits.


Piètre du Bois, qui sentoit ces gens d’armes ès marais joignant Comines, n’étoit mie trop assuré ; car il ne savoit quelle la fin en seroit. Toutefois il sentoit de-lez lui et en sa compagnie bien six ou sept mille hommes. Si leur avoit dit ainsi et remontré la nuit : « Ces gens d’armes qui sont passés pour nous combattre ne sont pas de fer ni d’acier ; ils ont huy tout le jour travaillé et toute la nuit estampé en ce marais ; ne peut être que sur le jour sommeil ne les preigne et abatte. En cel état nous venrons tout coyement sur eux et les assaudrons : nous sommes gens assez pour eux enclorre. Quand nous les aurons déconfits, sachez que nul ne se osera jamais après embatre. Or vous tenez tout cois, et si ne faites nulle noise ; je vous dirai bien quand il sera heure de faire notre emprise. » Au propos de Piètre ils s’étoient tous arrêtés.

D’autre part, ces barons, chevaliers et écuyers, qui se tenoient en ces marais et assez près de leurs ennemis n’étoient pas à leur aise, en tant que ils s’étoient boutés en la boue et en l’ordure jusques aux chevilles les aucuns, et les autres jusques en-my la jambe : mais le grand désir et plaisance que ils avoient de conquerre le passage et honneurs, car grands faits d’armes y pouvoient-ils voir, leur faisoit assez entroubler leur travail et peine. Si ce fût aussi bien au temps d’été comme c’étoit en hiver, le vingt-septième jour de novembre, ils eussent tout tenu à revel ; mais la terre étoit froide et orde, boueuse et mauvaise, et la nuit longue ; et pleuvoit à la fois sur leurs têtes ; mais l’eau couroit tout aval, car ils avoient leurs bassinets mis, et étoient tous en l’état ainsi que pour tantôt combattre, ni ils n’attendoient autre chose fors qu’on les vînt assaillir. Les grands soins qu’ils avoient à cela les réchauffoient assez et leur faisoient entroubler leurs peines. Là étoit le sire de Saint-Py qui trop loyaument s’acquitta de être gaitte et escoute des Flamands : car il étoit au premier chef, et alloit soigneusement tout en tapissant voir et imaginer leur convenant, et puis retournoit à ses compagnons et leur disoit tout bas : « Or cy, cy, nos ennemis se tiennent tout cois ; espoir viendront-ils sur le jour ; chacun soit tout pourvu et avisé de ce qu’il doit faire. » Et puis de rechef il s’en alloit encore pour apprendre de leur convenant, et puis retournoit et disoit tout ce qu’il sentoit, oyoit et véoit. En telle peine, allant et venant, il fût jusques à l’heure que les Flamands avoient entre eux dit et ordonné de venir ; et étoit droit sur l’aube du jour ; et venoient tout serrés en un tas tout le petit pas, sans sonner mot. Adonc le sire de Saint-Py, qui étoit en aguet, quand il enyit l’ordonnance, il aperçut bien que c’étoit acertes ; si vint à ses compagnons et leur dit : « Or avant, seigneurs, il n’y a que du bien faire ; véez-les-ci, ils viennent, vous les aurez tantôt : les larrons viennent le petit pas, ils nous cuident attraper et surprendre. Or montrons que nous sommes droites gens d’armes ; car nous aurons la bataille. »

À ces mots, que le sire de Saint-Py disoit, vissiez-vous chevaliers et écuyers de grand courage abaisser leurs glaives à longs fers de Bordeaux et empoigner de grand’volonté, et eux mettre en si très bonne ordonnance que on ne pourroit de gens d’armes mieux demander ni aussi deviser.

Ordonné avoient cils seigneurs et compagnons qui la rivière par bateaux ce soir avoient passée, quand ils se trouvèrent en ces marais, si comme je vous ai dit, et ils virent que les Flamands attendoient la nuit pour eux combattre, car, au voir dire, ils ne se trouvoient pas tant que ils les osassent combattre ni assaillir, et avoient dit : « Quand ils viendront sur nous, ils ne peuvent savoir quel nombre de gens nous sommes, chacun écrie, quand viendra à l’assembler, l’enseigne de son seigneur dessous qui il est, jà-soit ce que le sire ne soit mie ici. Et les cris que nous ferons, et la voix que nous entre eux épandrons, les ébahira tellement qu’ils s’en devront déconfire ; avecques ce que nous les recueillerons aigrement aux lances et aux épées. » Donc il en advint ainsi ; car quand ils approchèrent pour combattre aux François, chevaliers et écuyers commencèrent à écrier haut et clair plusieurs cris et de plusieurs voix ; et tant que le connétable de France et ceux de l’avant-garde qui étoient encore à passer les entendirent bien, et dirent : « Nos gens sont en armes. Dieu leur veuille aider, car nous ne leur pouvons aider présentement. » Et véez-cy Piètre du Bois tout devant, et ces Flamands venir, qui furent recueillis de ces longs glaives aux fers tranchans affilés de Bordeaux, dont ils se véoient empalés, que les mailles de leurs cottes ne leur duroient néant plus que toile doublée en trois doubles ; mais les passoient tout outre et les enfiloient parmi ventres, parmi poitrines et parmi têtes. Et quand ces Flamands sentirent ces fers de Bordeaux dont ils se véoient empalés, ils reculoient ; et les François, pas à pas, avant passoient et conquéroient terre sur eux ; car il n’en y avoit nul si hardi qui ne ressoignât les coups. Là fut Piètre du Bois aucques des premiers navré et empalé d’un fer de glaive tout outre l’épaule et blessé au chef ; et eût été mort sans remède, si ses gens à force, ceux qu’il avoit ordonnés pour son corps jusques à trente forts gros varlets, ne l’eussent secouru, qui le prindrent entre leurs bras et l’emportèrent hors de la presse.

La boue jus de la chaussée aval Comines étoit si grande que toutes gens y entroient jusques en-my la jambe. Ces gens d’armes de France qui étoient usagés ès faits d’armes vous commencèrent à abattre ces Flamands, à renverser sans déport et à occire. Là crioit-on Saint-Py ! Laval ! Sancerre ! Enghien ! Antoing ! Vertaing ! Sconnevort ! Saumes ! Hallewyn ! et tous cris dont il y avoit là gens d’armes. Flamands se commencèrent à ébahir et à déconfire quand ils virent que ces gens d’armes les assailloient et requéroient si vaillamment, et les poussoient de leurs glaives à ces longs fers de Bordeaux qui les perçoient tout outre. Si commencèrent à reculer et à cheoir l’un sur l’autre ; et gens d’armes passoient outre, ou parmi eux, ou par autour, et se boutoient toujours ens ès plus drus, et me les épargnoient point à occire et à abattre, non plus que chiens, et à bonne cause ; car si les Flamands fussent venus au-dessus ils eussent fait pareillement.

Quand ces Flamands se virent ainsi reculés et assaillis vaillamment, et que ces gens d’armes avoient conquis la chaussée et le pont, si orent avis qu’ils bouteroient le feu dedans leur ville, pour deux raisons : l’une si étoit pour faire reculer les François, et l’autre pour recueillir leurs gens. Si firent ainsi qu’ils ordonnèrent ; et boutèrent tantôt le feu en plusieurs maisons qui furent en l’heure emprises : mais tout ce de quoi ils cuidoient ébahir leurs ennemis ne leur valut rien ; car les François, aussi arréement et vaillamment comme en devant, les poursuivoient, combattoient et occioient à grands tas en la boue et ès maisons où ils se traioient. Adonc se mirent ces Flamands aux champs, et se avisèrent de eux recueillir, si comme ils firent, et mettre ensemble, et envoyèrent des leurs pour émouvoir le pays à Vertin, à Pourperinghe, à Berghes, à Roulers, à Mézières, à Warneston, à Menin et à toutes les villes d’environ pour rassembler leurs gens et venir au pas de Comines. Ceux qui fuyoient, et ceux qui ens ès villages d’environ Comines étoient, sonnoient les cloches à herle, et montroient bien que le pays avoit à faire. Si se ébahissoient les aucuns, et les autres entendoient à sauver le leur et à apporter à Yppre et à Courtray. Là se retrayoient femmes et enfans, et laissoient leurs hôtels et leurs maisons toutes pleines de meubles, de bêtes, de grains ; et les autres s’en venoient à effort tout le cours à Comines pour aider à recouvrer le pas où leurs gens se combattoient. Entrementes que ces ordonnances se portoient ainsi, et que ces vaillans gens qui par bacques la rivière du Lys passée avoient, se combattoient, la grosse route de l’avant-garde du connétable de France entendoit à passer outre le pont. Si y avoit grand’presse, car le connétable avoit abandonné à passer qui passer pouvoit ; je vous dis pour passer devant, car nul n’ensonnioit ni empêchoit le passage. Si passèrent le pont à Comines à cet ajournement les seigneurs en grands périls ; car ils couchoient et mettoient targes ou pavois sur les gistes du pont et alloient outre ; et ceux qui étoient outre s’avisèrent de réédifier le pont ; car ils trouvèrent tous les ais devers eux. Si les remirent et rejèterent sur les gistes du pont ou sur les estaches ; et avant tout ce, la nuit on avoit fait acharier deux chariots de claies qui grandement aidèrent à la besogne.

Tant fut fait, ouvré et charpenté briévement, que le pont fut refait bon et fort ; et passèrent outre à ce mardi au matin tous ceux de l’avant-garde ; et à fait qu’ils venoient, ils se logeoient en la ville.

Le comte de Flandre avoit entendu que ceux de l’avant-garde se combattoient au pas à Comines, si envoya celle part six mille hommes de pied pour aider leurs gens ; mais quand ils vinrent, tout étoit achevé et le pont refait. Si les envoya le connétable au pont à Warneston pour le pont refaire, et pour passer ce mardi le charroi plus aisément.