Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXXXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 243-244).

CHAPITRE CLXXXVIII.


Comment les chastellenies de Cassel, de Berghes, de Bourbourch, de Gravelines et autres, se mirent en l’obéissance du roi ; et comment le roi entra en la ville de Yppre ; et du convenant de ceux de Bruges.


Quand ceux de la chastellenie de Cassel, de Berghes, de Bourbourch, de Gravelines, de Furnes, de Dunkerque, de Pourperinghe, de Tourout, de Bailleul et de Messines, orent entendu que ceux de la ville de Yppre s’étoient tournés François, et avoient rendu leur ville et mis en l’obéissance du roi de France, qui bellement les avoit pris à merci, si furent tous effréés, et reconfortés aussi, quand ils orent bien imaginé leurs besognes. Car toutes ces villes, chastellenies, bailliages et mairies, prirent leurs capitaines, leur lièrent les membres et les lièrent bien et fort qu’ils ne leur échapassent, lesquels Philippe d’Artevelle avoit mis et semés au pays ; et les amenèrent au roi pour lui complaire et le appaiser envers eux, sur le mont de Yppre, et lui dirent, criant merci à genoux : « Noble roi, nous nous mettons, nos corps, biens et les villes où nous demeurons, en votre obéissance. Et pour vous montrer plus plein service et reconnoître que vous êtes notre droiturier seigneur, véez-ci les capitaines lesquels Philippe d’Artevelle nous a baillés depuis que par force, et non autrement, il nous fit obéir à lui : si en pouvez faire votre plaisir ; car ils nous ont menés et gouvernés à notre entente. » Le roi fut conseillé de prendre toutes ces gens des seigneuries dessus dites à merci, parmi un moyen qu’il y ot, que ces chastellenies et ces terres et villes dessus nommées paieroient au roi pour les menus frais soixante mille francs ; et encore étoient réservés tous vivres, bestiail et autres choses que on trouveroit sur les champs ; mais on les assuroit de non être ars ni pris. Tout ce leur suffit grandement ; et remercièrent le roi et son conseil, et furent moult lies quand ils virent qu’ils pouvoient ainsi échapper ; mais tous les capitaines de Philippe qui furent là amenés passèrent parmi être décollés sur le mont de Yppre.

De toutes ces choses, ces traités et ces apaisemens on ne parloit en rien au comte de Flandre, ni il n’étoit mie appelé au conseil du roi, ni nul homme de sa cour. S’il lui en ennuyoit, je n’en puis mais ; car tout le voyage il n’en ot autre chose ; ni proprement ses gens, ni ceux de sa route, ni de sa bataille, ne se osoient déranger ni dérouter de la bataille sus aile où ils étoient mis par l’ordonnance des maîtres des arbalêtriers, pourtant qu’ils étoient Flamands ; car il étoit ordonné et commandé, de par le roi et sur la vie, que nul en l’ost ne parlât flamand, ni portât bâton à virole.

Quand le roi de France et tout l’ost, avant-garde et arrière-garde, orent été à leur plaisir sur le mont de Yppre, et que on y ot tenu plusieurs marchés et vendu grand’planté de butin à ceux de Lille, de Douay, d’Artois et de Tournay, et à tous ceux qui acheter les vouloient, où ils donnoient un drap de Werny, de Messines, de Pourperinghe, et de Comines pour un franc ; on étoit là revêtu à trop bon marché. Et les aucuns Bretons et autres pillards, qui vouloient plus gagner, s’accompagnoient ensemble et chargeoient sur chars et sur chevaux leurs draps bien emballés, nappes, toiles, coutis, or, argent en plate et en vaisselles si ils en trouvoient, puis l’envoyoient en sauf-lieu outre le Lys, ou par leurs varlets en France. Adonc vint le roi à Yppre et tous les seigneurs ; et se logèrent en la ville tous ceux qui s’y loger purent : si s’y rafreschit quatre ou cinq jours.

Ceux de Bruges étoient bien informés du convenant du roi, comment il étoit à séjour à Yppre, et que tout le pays en derrière lui jusques à Gravelines se rendoit et étoit rendu à lui : si ne savoient que faire, d’envoyer traiter devers lui ou du laisser. Toutefois tant que pour ce terme ils le laissèrent ; et la cause principale qui plus les inclina à ce faire de eux non rendre, ce fut qu’il y avoit grand’foison de gens d’armes de leur ville, bien sept mille, avecques Philippe d’Artevelle au siége d’Audenarde ; et aussi en la ville de Gand étoient en ôtages des plus notables de Bruges plus de cinq cens chefs, lesquels Philippe d’Artevelle y avoit envoyés quand il prit Bruges, à celle fin qu’il en fût mieux sire et maître.

Outre, Piètre du Bois, et Piètre de Vintre, étoient là qui les reconfortoient et leur remontroient en disant : « Beaux seigneurs, ne vous ébahissez mie si le roi de France est venu jusques à Yppre ; vous savez comment anciennement toute la puissance de France envoyée du beau roi Philippe vint jusques à Courtray ; et de nos ancesseurs ils furent là tous morts et déconfits, Pareillement aussi sachez qu’ils seront morts et déconfits, car Philippe d’Artevelle atout grand’puissance ne laira mie que il ne voise combattre le roi et sa puissance ; et il peut trop bien être, sur le bon droit que nous avons et sur la fortune qui est bonne pour ceux de Gand, que Philippe déconfira le roi, ni jà pied n’en échappera ni ne repassera la rivière ; et sera tout sur heure ce pays reconquis ; et ainsi vous demeurerez comme bonnes et loyales gens en votre franchise, et en la guerre de Philippe et de nous autres gens de Gand. »