Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXCIX

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CHAPITRE CXCIX.


Comment les Gantois partirent de devant Audenarde ; et comment ce Piètre du Bois reconforta la ville de Gand, qui étoit toute éperdue.


Messire Daniel de Hallewyn, qui se tenoit en Audenarde en garnison, et étoit tenu pour le temps avec les chevaliers et les écuyers moult honorablement, le mercredi dont la bataille fut le jeudi, il, qui bien savoit le roi de France en Flandre, et que bataille auroit aux Flamands, fit sur le tard allumer au chastel d’Audenarde quatre fallots et lancer hors contremont, en signifiance à ceux qui là étoient que le siége seroit temprement levé. Environ mie-nuit, le jeudi, vinrent les nouvelles en l’ost, devant Audenarde, aux seigneurs de Harselles et aux autres, que leurs gens étoient déconfits et morts, et occis Philippe d’Artevelle. Sitôt que ces nouvelles furent sçues, ils se délogèrent tous communément et prirent le chemin de Gand, et laissèrent la greigneur partie de leurs pourvéances, et s’en allèrent chacun qui mieux mieux vers Gand. Encore n’en savoient rien ceux d’Audenarde, et ne sçurent jusques à lendemain. Quand ils en furent informés, ils issirent hors, et apportèrent et amenèrent grand pillage de trefs, de tentes, de charroys et de pourvéances en Audenarde.

Aussi, environ l’anuiter, ce jeudi au soir, vinrent les nouvelles à Bruges de la déconfiture de la bataille, comment ils avoient tout perdu. Si furent en Bruges si ébahis que nulles gens plus ; et commencèrent à dire : « Vez-ci notre destruction qui est venue : si les Bretons viennent jusques à cy et ils entrent en notre ville, nous serons tous pillés et morts ; ni ils n’auront de nous nulle merci. » Lors prirent bourgeois et bourgeoises à mettre leurs meilleurs meubles et joyaux en sacs, en huches, en coffres et en tonneaux, et à avaler en nefs et en barges pour mettre à sauveté et aller par mer en Hollande et en Zélande, et là où aventure pour eux sauver les pourroit mener. En ce parti furent-ils quatre jours, ni on ne trouvât mie en tous les hôtels de Bruges une cuiller d’argent : tout étoit mis à voiture et respous, pour la doute des Bretons.

Quand Piètre du Bois, qui là gissoit deshaitié des blessures qu’il avoit eues au pas de Comines, entendit la déconfiture de ses gens, et que Philippe d’Artevelle étoit mort, et comment ils s’ébahissoient à Bruges, si ne fut pas bien assuré de lui-même ; et jeta son avis à ce qu’il se partiroit de Bruges, et se retrairoit vers Gand ; car bien pensoit que ceux de Gand seroient aussi effrayés grandement. Si fit ordonner une litière pour lui, car il ne pouvoit chevaucher ; et se partit de Bruges le vendredi au soir, et alla gésir à Ardenbourch.

Vous devez savoir que quand les nouvelles vinrent à Gand de la déconfiture et de la grand’perte de leurs gens, et de la mort de Philippe d’Artevelle, ils furent si déconfits, que si les François, le jour de la bataille ou lendemain, ou le samedi tout jour, encore jusques à tant que Piètre du Bois retourna en Gand, fussent venus devant Gand, on les eût laissé sans contredit entrer en la ville, et en eussent fait leur volonté ; ni il n’y avoit en eux conseil, confort ni défense, tant étoient-ils ébahis. Mais les François ne se donnoient garde de ce point ; et cuidoient bien les seigneurs, puisque Philippe étoit mort et si grand’foison de Gantois, que Gand se dût rendre et venir à merci au roi. Mais non fit encore ; car ils firent eux tout seuls depuis plus forte guerre qu’ils n’avoient faite en devant, et plus de maux, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire.