Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CC

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 254-255).

CHAPITRE CC.


Comment le roi entra en Courtray ; comment il menaça Courtray de ruine ; et comment ceux de Bruges vinrent à merci à lui.


Quand ce vint le vendredi, le roi se délogea de Rosebecque par la punaisie des morts, et fut conseillé de venir vers Courtray, et là lui rafreschir. Le Hazle de Flandre et aucuns chevaliers et écuyers de Flandre qui connoissoient le pays, environ deux cents lances, le jour de la bataille et déconfiture, montèrent à cheval et vinrent au férir des éperons à Courtray, et entrèrent en la ville ; car il n’y avoit défense ni nul contredit. Les bourgeoises et les femmes povres et riches et plusieurs hommes aussi entroient, pour fuir la mort, ès celliers et ès églises ; et étoit grand’pitié de ce voir. Si orent ceux qui premiers vinrent à Courtray grand profit de pillage ; et depuis y vinrent petit à petit François, Bretons et autres, et se logeoient ainsi comme ils venoient ; et y entra le roi de France le premier jour de décembre. Là ot de rechef grand’persécution faite, aval la ville, des Flamands qui étoient retraits, et on n’en prenoit nuls à merci ; car les François héoient durement les Flamands et la ville, pour une bataille qui jadis fut devant Courtray, où le comte Robert d’Artois et toute la fleur de France fut jadis morte[1] : si s’en vouloient les successeurs contrevenger.

Connoissance vint au roi qu’il y avoit en la grand’église Notre-Dame de Courtray une chapelle en laquelle il y avoit largement cinq cents paires d’éperons dorés[2], et ces éperons avoient jadis été des seigneurs de France, qui avoient été morts en la dite bataille de Courtray, l’an mil trois cent et deux ; et en faisoient ceux de Courtray tous les ans, pour le triomphe, très grand’solemnité : de quoi le roi dit qu’ils le comparroient, ainsi qu’ils firent, et qu’il feroit mettre la ville, à son département, en feu et en flambe ; si leur souviendroit aussi au temps à venir comment le roi de France y auroit été.

Assez tôt après ce que le roi de France et les seigneurs furent venus à Courtray, vinrent là jusques à cinquante lances de la garnison d’Audenarde, messire Daniel de Hallewyn et les autres, voir le roi qui leur fit bonne chère ; aussi firent les seigneurs ; et quand ils eurent là été un jour, ils s’en retournèrent arrière en Audenarde, devers leurs compagnons. Ce temps durant ot le roi de France et son conseil plusieurs consaulx et imaginations, comment ni par quelle manière on se maintiendroit à conquérir et mettre en subjection la comté de Flandre entièrement, et par espécial la bonne ville de Gand qui tant étoit forte de soi-même. Et plus encore doutoit-on l’alliance des Anglois que autre chose, car voirement, avoit jà grand temps, avoient été traitées alliances entre le roi d’Angleterre et les Flamands, dont les ambassadeurs étoient encore en Angleterre, qui de première venue les eussent parfaites et achevées, si n’eùt été la somme de florins qu’ils demandoient aux dits Anglois, comme vous avez ouï dessus traiter en l’histoire ; et ce nonobstant étoient jà les besognes si menées avant que aucuns chevaliers du royaume d’Angleterre étoient jà passés à Calais, en intention de parfaire les dites alliances, au jour que la bataille de Rosebecque fut parfaite, comme vous avez ouï ci-dessus : dont ils furent si ébahis et si troublés de celle soudaine aventure non espérée, que ils s’en retournèrent en Angleterre, sans plus lors procéder en celle matière.

Les Bretons et ceux de l’avant-garde montrèrent bien par leur ordonnance que ils avoient grand désir d’aller vers Bruges, et de partir aux biens de Bruges ; car ils s’étoient logés entre Tourhout et Bruges. Le comte de Flandre, qui aimoit la ville de Bruges, et qui trop envis en eût vu la destruction, se doutoit bien d’eux, et en étoit tout informé du convenant de ceux de Bruges, et comment ils étoient ébahis : si en ot pitié ; et en parla à son beau-fils le duc de Bourgogne, en remontrant que si ceux de Bruges venoient à merci devers le roi, on ne les voulsist point refuser ; car là où Bruges seroit consentie à courir de ces Bretons et autres gens, elle seroit à toujours mais perdue sans recouvrer. Le duc lui accorda.

Or advint que le roi séjournant à Courtray, ceux de Bruges, qui vivoient en grands craintes et ne savoient lequel faire, ou vider leur ville ou attendre l’aventure, si avisèrent qu’ils envoyeroient deux frères mineurs à Courtray devers le roi, pour impétrer un sauf conduit, tant que douze de leurs bourgeois des plus notables eussent parlé à lui et remontré leurs besognes. Si vinrent les frères mineurs à Courtray, et parlèrent au roi et à son conseil et aussi au comte de Flandre qui amoyennoit les choses ce qu’il pouvoit. Le roi accorda aux douze bourgeois le sauf conduit qu’il demandoient, allant et retournant, et dit que volontiers il les orroit. Ces frères s’en retournèrent à Bruges. Donc se départirent les bourgeois sous le sauf conduit que ils portoient, et vinrent à Courtray devers le roi, et le trouvèrent, et ses oncles de-lez lui. Si se mirent à genoux devant lui, et lui crièrent merci, et prièrent que il les voulsist tenir pour siens, et que tous étoient ses hommes et la ville en sa volonté ; mais que pour Dieu il en eût pitié, parquoi elle ne fût mie courue ni perdue ; car si elle étoit détruite, trop de bonnes gens y perdroient ; et ce que ils avoient été contraires à leur seigneur, ce avoit été par la puissance de Philippe d’Artevelle et des Gantois ; car ils s’étoient toujours loyaument acquittés envers leur seigneur le comte.

Le roi entendit à leurs paroles, par le moyen du comte de Flandre qui là étoit présent, qui en pria et se mit à genoux devant le roi. Là fut dit et remontré à ces bonnes gens de Bruges que il convenoit apaiser ces Bretons et ces gens d’armes qui se tenoient sur les champs entre Tourhout et Bruges ; et que il leur convenoit avoir de l’argent. Lors furent traités entamés pour avoir de l’argent ; et demanda-t-on deux cent mille francs. Toutefois ils furent diminués jusques à six vingt mille francs, à payer soixante milles tantôt et le demeurant dedans la Chandeleur. Par ainsi les tenoit le roi en ferme état et en sûre paix ; mais ils se rendoient purement et ligement à toujours mais liges au roi de France et du domaine, et vouloient être de foi, d’hommage et d’obéissance.

  1. Il s’agit de la bataille de Groningue livrée aux Flamands par les troupes de Philippe-le-Bel, commandées par Robert d’Artois, son cousin, en 1302. Les Français furent complètement battus.
  2. Plus de quatre cents paires d’éperons furent conservées en signe de la victoire, et cinq cents furent suspendues, comme le dit Froissart, dans l’église de Courtray.