Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 158-159).

CHAPITRE CXIII.


Comment le roi anglois abandonné de ses frères et autres, parla à son peuple rebelle dont il contenta une partie, et une partie non.


En venant le roi en celle place, que on dit la Milinde, au dehors de Londres, se emblèrent de lui, pour la doutance de la mort, ses deux frères, le comte de Kent et messire Jean de Holland : aussi fit le sire de Gommignies qui s’en alla avecques eux ; et ne se osèrent montrer au peuple en celle place de la Milinde. Quand le roi fut venu, et le demeurant des barons dessus nommés en sa compagnie, en la place de la Milinde, il trouva plus de soixante mille hommes de divers lieux et de divers villages des contrées d’Angleterre : il se mit tout en-my eux et leur dit moult doucement : « Bonnes gens, je suis votre roi et votre sire, que vous faut ? que voulez-vous dire ? » Adonc, répondirent ceux qui l’entendirent et lui dirent : « Nous voulons que tu nous affranchisses à tous les jours du monde, nous, nos hoirs et nos terres, et que nous ne soyons jamais nommés serfs ni tenus. » Dit le roi : « Je le vous accorde, retraiez-vous en vos maisons et en vos lieux, ainsi que vous êtes ci venus par villages, et laissez de par vous, de chacun village deux ou trois hommes, et je leur ferai tantôt escripre et sceller de mon grand scel lettres telles que vous les demandez, lesquelles ils emporteront avec eux quittement, ligement et franchement tout ce que vous demandez[1] ; et afin que vous en soyez mieux confortés et assurés, je vous ferai par sénéchaussés, par chastelleries et par mairies, délivrer mes bannières ; et en tout ce vous ne trouverez aucune faute, car je ne serai jà repris. »

Ces paroles apaisèrent grandement ce menu peuple, voire les simples et les novices et les bonnes gens qui là étoient venus et ne savoient qu’ils demandoient ; et disoient tout en haut : « C’est bien dit, c’est bien dit, nous ne demandons pas mieux. » Vez là ce peuple apaisé ; et se commencèrent à retraire en Londres. Encore leur dit le roi une parole qui grandement les contenta :

« Entre vous, bonnes gens de la comté de Kent, vous aurez une de mes bannières, et vous ceux d’Exsexses une, et vous ceux de Souxsexses une autre, et ceux de Beteford une autant bien, et ceux de Cantebruge une, ceux de Gernemine[2] une, ceux de Stafford une, et ceux de Line une : et vous pardonne tout ce que vous avez fait jusques à ores, mais que vous suiviez mes bannières et en r’alliez en vos lieux sur l’état que j’ai dit. » Ils répondirent tous : « Oil. »

Ainsi se départit cil peuple et rentra en Londres ; et le roi ordonna plus de trente clercs ce vendredi qui escrisoient lettres à pouvoir et scelloient et délivroient à ces gens. Et puis se départoient ceux qui ces lettres avoient, et s’en r’alloient en leurs contrées : mais le grand trouble et venin demeuroit derrière, Wautre Tuillier, Jacques Strau, et Jean Balle ; et disoient, quoique ce peuple fût apaisé, que ils ne se partiroient pas ainsi ; et en avoient de leur accord plus de trente mille. Si demeuroient en Londres et ne pressoient pas trop fort à avoir lettres ni sceaux du roi, mais mettoient toute leur entente à bouter un tel trouble en la ville que les riches hommes et les seigneurs fussent morts, et leurs maisons fustées et pillées. Et bien s’en doutoient ceux de Londres ; pour ce s’étoient-ils pourvus dedans leurs hôtels, tout coiement, de leurs varlets et de leurs amis, chacun selon sa puissance, au mieux qu’ils purent. Quand cil peuple fut, ce vendredi, apaisé et retrait à Londres, et que on leur délivroit lettres scellées à tous lez, et qu’ils se départoient si très tôt qu’ils les avoient, et en alloient vers leurs villes, le roi Richard s’en vint en la Reolle en la Garde-robe la roine[3], ce dit-on, où la princesse sa mère étoit retraite toute effrayée. Si la réconforta, ainsi que bien le sçut faire, et demeura avecques elle toute celle nuit. Encore vous veux-je recorder de une aventure qui advint par ces méchantes gens devant la cité de Nordvich, et par un capitaine que ils avoient, que on appeloit Guillaume Listier, qui étoit de Stanfort.

  1. Voici la teneur de ces lettres de manumission, suivant Hollinshed et Walsingham :

    Richardus dei gratia rex Angliæ et Franciæ et dominus Hiberniæ, omnibus ballivis et fidelibus suis, ad quos præsentes litteræ pervenerint, salutem : sciatis, quod de gratia nostra speciali, manumisimus universos ligeos et singulos subditos nostros, et alios comitatus Hertfordiæ, et ipsos et eorum quemlibet ab omni bondagio exuimus, et quietos facimus per præsentes, ac etiam perdonamus eisdem ligeis ac subditis nostris omnimodas felonias, proditiones, transgressiones et extorsiones, per ipsos vel aliquem illorum qualitercumque factas sive perpetratas, ac etiam utlegariam velut legarias, si qua vel quæ in ipsos vel aliquem ipsorum fuerint vel fuerit his occasionibus promulgata vel promulgatæ, et summam pacem nostram eis et eorum cuilibet inde concedimus. In cujus rei testimonium has litteras nostras fieri fecimus patentes, teste me ipso apud London, 15 die junii, anno regni nostri quarto.

    Elles sont, comme on voit, datées du 15 juin, et le 2 juillet le roi Richard, aussitôt que les insurgés eurent perdu leur puissance, publia les lettres de révocation suivantes, qu’on trouve dans Rymer, à l’année 1381.

    Rex omnibus, ad quos, etc, salutem :

    Licet nuper, in turbatione detestabili, per quosdam ligeos et subditos nostros, contra pacem nostram insurgentes, horribiliter facta, certæ litteræ nostræ patentes, ad ipsorum insurgentium instantiam importunam, factæ fuissent, continentes,

    Quod nos universos ligeos et subditos nostros, communes et alios, certorum comitatuum regni nostri, manumisimus, et ipsos et eorum quemlibet ab omni bondagio et servitio exuimus et quietos fecimus, ac etiam quod pardonavimus eisdem ligeis et subditis nostris omnimodas insurrectiones, per ipsos contra nos factas, equitando et eundo per diversa loca, in regno nostro, cum hominibus armatis, sagittariis, et aliis, vi armata, cum vexillis et penuncellis displicatis.

    Ac etiam omnimodas proditiones, felonias, transgressiones et extorsiones, per ipsos vel aliquem ipsorum qualitercumque factas sive perpetratas,

    Ac etiam utlagariam et utlagarias, si qua, vel si quæ, in ipsos, seu aliquem ipsorum, fuerunt, vel fuerit, his occasionibus, promulgata, vel promulgatæ, et firmam pacem nostram eis et eorum cuilibet inde concessimus,

    Quodque voluimus, quod iidem ligei et subditi nostri liberi essent ad emendum et vendendum, in quibuscumque civitatibus, burgis, villis mercatoriis, et aliis locis, infra regnum nostrum Angliæ,

    Et quod nulla acra terræ, in comitatibus prædictis, quæ in bondagio vel servitio tenetur, altius quam ad quatuor denarios haberetur, et si qua minus antea tenta fuis set, imposterum non exaltarelur.

    Nos tamen,

    Pro eo quod dictæ litteræ de curia nostra, absque matura deliberatione, et indebite, emanarunt, perpendentes concessionem litterarum prædictarum in nostri et coronæ nostræ maximum præjudicium, ac tam in nostri, et prælatorum, procerum et magnatum dicti nostri regni, quam sacrosanctæ ecclesiæ Anglicanæ exhæredationem, nec non dispendium et incommodum reipublicæ tendere manifeste,

    Dictas litteras, et quicquid exindè fuerit subsecutum, de avisamento concilii nostri, tenore præsentium, revocavimus, cassavimus, et adnullavimus, et de facto revocamus, cassauius, irritamus et penitus adnullamus,

    Nolentes quod aliis, et cujuscumque status seu conditionis fuerit, libertatem sive commodum aliquod de prædictis litteris quomodolibet habeat seu reportet,

    Volumus enim, et intentionis nostræ existit, talem gratiam singulis subditis nostris quamvis enormiter contra ligeantiam suam forisfecerint, de avisamento sani concilii nostri, imposterum impartiri quæ Deo placabilis, nobisque et regnos nostro utilis fuerit, et inde fideles subditi nostri reputabunt rationabiliter se contentos,

    Et hæc omnibus, quorum interest, innotescimus per præsentes :

    Damus autem, tam universis et singulis dominis, magnatibus, et aliis fidelibus, ligeis, et subditis nostris, quam vice-comitibus, et aliis ministris nostris, comitatus Essexiæ, tenore præsentium, firmiter in mandatis, quod ipsi præsentes literas nostras, in singulis civitalibus, burgis, et aliis villis, et locis, in comitatu prædicto, tam infra libertates, quam extra, ubi expediens fore viderint et necesse, ex parte nostra publice proclamari faciant.

    Ulterius districte præcipiendo quod omnes et singuli, tam liberi, quam nativi, opera, consuetudines, et servitia, quæ ipsi nobis ac aliis dominis suis facere debent, et ante turbationem prædictani facere consueverunt, absque contradictione, murmure, resistentia, seu difficultate faciant aliquali, prout antea solebant.

    Insuper inhibendo eisdem ne ipsi opera, consuetudines et servitia sua prædicta, istis turbationum temporibus, magis solito retrabant, seu nobis aut prædictis dominis suis facere ullo colore retardent, nec aliquas alias libertates sive privilegia exigant, vendicent, sive clament, quam ante turbationem prædictam rationabiliter habuerunt, et quod ipsi, qui prædictas litteras nostras manumissionis et perdonationis penes se habent seu custodiunt, eas statim penes nos et concilium nostrum deferant et restituant cancellandas, sub fide et ligeantia quibus nobis tenentur, et sub forisfactura omnium quæ nobis forisfacere poterunt in futurum.

    In cujus, etc.

    Teste rege apud Chelmersford, secundo die julii.

    Per ipsum regem.

  2. Les traducteurs anglais conjecturent que Froissart a voulu désigner par ce mot la ville de Coventry.
  3. Tower-Ryall, ou autrement Queen’s-Wardrobe.