Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXLIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 191-193).

CHAPITRE CXLIV.


Comment le roi de Castille et le roi de Portingal conclurent de combattre l’un l’autre, puissance contre puissance, et comment place et journée furent prises entr’eux pour combattre.


Les chevaliers allèrent tous trois devers le comte de Cantebruge, et lui recordèrent comment ils avoient exploité, et que le roi le mandoit. Le comte se partit de Ville-Vesiouse au matin, et chevaucha tant que il vint à Lusebonne. Si fut reçu de son fils et de sa fille et du roi moult amiablement. Là orent le roi et lui parlement ensemble et certain arrêt et accord de chevaucher. Si fit le roi un mandement par tout son royaume à être sur les champs, entre Ville-Vesiouse et Olivence, le septième jour de juin[1].

Ce mandement s’épandit parmi le royaume de Portingal : si s’ordonnèrent toutes manières de gens d’armes à cheval et à pied pour là être à ce jour, au plus étoffément comme chacun en droit lui pourroit.

À la venue du comte de Cantebruge à Lusebonne fut délivré messire Jean Ferrando de prison, sur lequel le roi pour ses chevauchées avoit été moult courroucé. Si prit le comte congé du roi, et s’en retourna devers les compagnons à Ville-Vesiouse, et leur recorda comment il avoit exploité, et que ils chevaucheroient temprement. De ces nouvelles furent les compagnons tout réjouis ; et s’ordonnèrent à être tous prêts sur cel état. Assez tôt après vint finance et payement aux compagnons, aux capitaines premièrement ; et tant firent que tous se tinrent pour contents : mais toujours se tint le pennon Saint-George duquel j’ai parlé ci-dessus.

Le roi Damp Jean de Castille, qui toute celle saison avoit fait son amas de gens d’armes qui lui étoient venus du royaume de France, et tant que il en avoit bien deux mille lances, chevaliers et écuyers, et quatre mille gros varlets, sans ceux de son pays dont il pouvoit bien avoir dix mille hommes à cheval et autant de géniteurs[2], sçut ces nouvelles, car il étoit à Séville, comment le roi de Portingal s’ordonnoit pour chevaucher : si ordonna pour plus honorablement user de celle guerre, au cas que il se sentoit fort assez de gens et de puissance, que il manderoit au roi de Portingal la bataille, et que il voulsist livrer pièce de terre en Portingal pour combattre puissance contre puissance ; et si ce ne vouloit faire il lui livreroit en Espaigne. Si en fut chargé de porter ces nouvelles le héraut du roi : et chevaucha tant que il vint à Lusebonne et trouva le roi : si fit son message bien et à point. Le roi répondit et dit au héraut que il en auroit avis et temprement conseil, laquelle parçon il prendroit ; et ce qui en seroit, il le remanderoit au roi d’Espaigne. Le héraut, quand il ot fait sa semonce et il ot sa réponse, se départit du roi en prenant congé, et retourna à Séville. Là trouva-t-il le roi et ses barons et ceux de France, d’Arragon et de Gallice, qui l’étoient venus servir : si recorda tout ce que il avoit ouï, vu et trouvé ; et tant que bien suffit à tous.

Depuis ne demeura guères de temps que le roi de Portingal fut conseillé, par l’avis qu’il ot des Anglois, que il livreroit en son pays place et terre pour combattre. Si furent ordonnés de l’aller aviser où ce seroit, de par le roi, messire Thomas Simour et le souldich de l’Estrade ; et avisèrent la place entre Elves et Val-de-Yosse, bon lieu, ample et plantureux pour bien combattre. Et vous dis que ces deux chevaliers et leurs routes furent escarmouchés, en allant aviser celle place, des géniteurs du roi de Castille ; et y ot grand hutin de morts et de blessés d’une part et d’autre. Toutefois ils retournèrent devers le roi de Portingal et les chevaliers, et recordèrent où et comment ils avoient avisé la place, et la nommèrent. Ce suffisit bien aux dessus dits. Adonc fut ordonné un chevalier allemand, qui s’appeloit messire Jean Tête-d’Or, de faire ce message avecques un héraut au roi d’Espaigne. Si se partit le chevalier et chevaucha tant que il vint à Séville ; et là trouva le roi et fit son message ; et conta tout ce que le roi de Portingal mandoit, et comment de grand’volonté il accordoit la bataille et livreroit la place entre Elves et le Val-de-Yosse ; et là, dedans cinq jours, lui retourné à Lusebonne, il trouveroit le roi de Portingal logé et toutes ses gens, qui ne désiroient autre chose que la bataille.

De ces nouvelles furent les Espaignols tout réjouis ; et aussi furent les François ; et prirent messire Tristan de Roye et messire Jean de Berguettes, messire Pierre de Villaines et autres le chevalier de Portingal entre eux, et le fêtèrent un jour tout entier moult grandement à Séville, et lui firent toute la meilleure compagnie que on pouvoit faire à chevalier, et le convoièrent jusques à Jaffre, et puis retournèrent arrière à Séville. Et le chevalier chevaucha tant que il vint devers le roi de Portingal et recorda comment il avoit fait son message et la réponse qu’on lui avoit donnée. De ce se contentèrent moult le roi de Portingal et les chevaliers.

  1. Ce fut dans cette campagne que le roi de Castille et le roi de Portugal introduisirent dans leurs armées les dignités de connétable et de maréchal, inconnues jusqu’alors. Suivant Ayala, le premier connétable de Castille fut D. Alfonso, marquis de Villena et comte de Denia. Les deux premiers maréchaux furent Ferrand Alvarez de Toledo et Pero Ruiz Sarmiento. Suivant F. Lopes, le premier connétable de Portugal fut le comte d’Arrayollos Don Alvaro Perez de Castro, et le premier maréchal Gomçalle Vaasquez d’Azevedo. L’acte de nomination du connétable de Castille, avec les motifs qui ont provoqué la création de cette nouvelle dignité, se trouve tout entier dans les additions de la chronique d’Ayala, pag. 624 et suivantes.

    Ce fut aussi dans cette guerre que commença à se distinguer le célèbre Nuño Alvarez Pereira, qui devint plus tard connétable de Portugal.

  2. Cavaliers montés sur genets, petits chevaux du pays.