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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXLV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 193-194).

CHAPITRE CXLV.


Comment le roi d’Espaigne et le roi de Portingal étant logés, et leurs puissances, aux champs, une bonne paix fut entre eux trouvée sans combattre.


Depuis ne demeura guères de temps que le roi de Portingal s’en vint loger en la place que ses gens avoient avisée, entre Elves et Val-de-Yosse[1] en uns beaux plains dessous les oliviers, et là amena la greigneur partie de son royaume dont il se pouvoit aider ; et étoient environ quinze mille hommes. Le tiers jour après vint le comte de Cantebruge et tous les Anglois moult ordonnément ; et étoient en compte environ six cents hommes d’armes et autant d’archers ; et s’en vinrent loger en ce propre lieu et prirent place pour eux, et se sevrèrent des gens du roi et se tinrent tous ensemble.

Quand le roi d’Espaigne sçut que le roi de Portingal étoit venu et trait sur les champs, où la bataille devoit être, si en fut par semblant moult lie et dit : « Or avant ! Nos ennemis nous attendent ; il est heure que nous chevauchions. Nous leur donnâmes la bataille, il la nous ont accordée, et tiennent la journée selon leur convenant ; ne peut remanoir qu’il n’y ait besogné. Trayons-nous de celle part. » Adonc fut-il signifié à toutes gens d’armes et à leurs livrées de traire avant, car le roi vouloit chevaucher. Si se départirent de leurs logis tous chevaliers et écuyers et gens d’armes, Gennevois et géniteurs, et suivirent tous les bannières du roi Jean de Castille, qui s’en vint loger franchement à deux petites lieues du Val-de-Yosse et des plains de Elves. Et avoit le roi d’Espaigne en sa compagnie plus de trente mille combattans, parmi les géniteurs. Et étoient, en somme toute, soixante mille hommes.

En cel état se tinrent ces deux osts l’un devant l’autre et n’y avoit entre deux que la montagne de Baudeloce[2] qui est une grand’ville du roi d’Espaigne ; et là s’alloient ces gens, quand ils vouloient, rafreschir ; et la cité de Elves siéd d’autre part, qui est au roi de Portingal. Entre ces deux osts et sur la montagne de Baudeloce avoit tous les jours faits d’armes[3] ; car les jeunes bacheliers qui se désiroient à avancer quéroient là les armes ; et les faisoient ; et escarmouchoient l’un sur l’autre, puis retournoient en leurs logis ; et furent en cel état quinze jours et plus, et ne fut mie de la deffaulte au roi de Castille que la bataille n’adressoit, mais du roi de Portingal, pour ce que il ne se véoit pas fort assez pour combattre les Espaignols, et ressoignoit le péril ; car bien sentoit que si étoit déconfit, son royaume seroit perdu. Et toute la saison il avoit attendu le duc de Lancastre et le grand confort que il attendoit à avoir d’Angleterre de quatre mille hommes d’armes et autant d’archers ; car le comte de Cantebruge en avoit certifié le roi de Portingal ; et n’en pensoit point du contraire : car le duc de Lancastre au département, lui avoit dit et juré par sa foi que, lui revenu d’Escosse, il n’entendroit à autre chose, si viendroit en Portingal, si fort que pour combattre le roi d’Espaigne. Bien est vérité que le duc de Lancastre, lui revenu d’Escosse, en fit son plein pouvoir de remontrer toutes ces besognes au roi et à son conseil ; mais pour le trouble qui étoit avenu en Angleterre en icelle même année, et aussi aucunes incidences de Flandre qui apparoient, dont le roi avoit besoin d’avoir son conseil de-lez lui et ses hommes, on ne consentit point ce voyage pour celle saison en Portingal ; et demeurèrent toutes gens d’armes en Angleterre sans partir. Et quand le roi de Portingal vit ce, et que point ne seroit autrement conforté des Anglois qu’il étoit, si se ordonna par une autre voie : car le maître de Calestrave, Damp Piètre de Mondesque, et Damp Ferrant de Valecque et le grand maître de Saint-Yague[4], avec l’évêque d’Esturge et l’évêque de Lusebonne, traitoient de la paix entre Portingal et Espaigne[5] ; et tant fut parlementé et traité que paix se fit : ni oncques les Anglois n’y furent appelés. Donc le comte de Cantebruge se mérencolia ; et eût volontiers fait guerre au roi de Portingal, de ses gens, si il se sentit fort assez sur le pays ; mais nennil ; et pour ce lui convint souffrir celle paix, voulsist ou non. Mais les Anglois disoient bien que le roi de Portingal s’étoit lubriquement porté envers eux ; et toujours, du commencement jusques en la fin, il s’étoit dissimulé aux Espaignols ; et que oncques n’avoit eu volonté de eux combattre : et le roi de Portingal s’excusoit et disoit que la deffaulte venoit des Anglois et du duc de Lancastre, qui devoit venir et point n’étoit venu, et que pour celle fois il n’en pouvoit faire autre chose.

  1. Badajoz ; les Portugais l’appellent Vadalhos, ce qui se rapproche de la prononciation et de l’orthographe de Froissart.
  2. Badajoz aussi.
  3. Fernand Lopes raconte que le roi de Portugal ayant fait à cette époque vingt-quatre chevaliers, comme on avait coutume d’en créer avant les batailles, on lui fit remarquer qu’il n’avait pas ce droit, puisqu’il n’était pas chevalier lui-même. Le comte de Cambridge créa alors le roi chevalier, et celui-ci recommença l’élection des vingt-quatre qu’il venait de nommer.
  4. Fern. Lopes l’appelle D. Fernam d’Azores.
  5. Fern. Lopes et son copiste pour ce règne, Duarte de Liaó, désignent, comme chargés des négociations par les deux rois, Pero Sarmento et Pero Ferrandez de Velasco pour le roi de Castille, et le comte d’Arrayolo avec Gonçalo Vasquez d’Acevedo pour le roi de Portugal.