Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXLVII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 195-196).

CHAPITRE CXLVII.


Comment la femme au fils du comte de Cantebruge, par dispense papale, fut remariée au roi d’Espaigne ; le couronnement de Damp Jean, maître de Vis ; et du retour des Anglois en Angleterre.


Ainsi que vous pouvez ouïr recorder, se dérompit en celle saison celle armée et assemblée des Espaignols, des Anglois, des François et des Portingalois. En ce temps étoient venues nouvelles en l’ost du roi d’Espaigne, que le roi de Grenade avoit guerre contre le roi de Barbarie et le roi de Tramesainnes ; pourquoi toutes manières de gens d’armes qui celle part traire voudroient y seroient reçus à saulx et à gages. Et leur envoyoit le roi de Grenade bon et sûr sauf conduit ; et leur faisoit savoir par ses messages que, eux venus en Grenade, il leur féroit prêts pour un quartier d’an. Donc aucuns chevaliers de France, qui se désiroient à avancer, tels que messire Tristan de Roye, messire Geffroy de Chargny, fils au bon Geffroy de Chargny de jadis, messire Pierre de Villainnes, messire Robert de Clermont et plusieurs autres prirent congé du roi Damp Jean de Castille, et s’en allèrent celle part pour trouver les armes. Et aussi il y ot aucuns Anglois ; plenté ne fut-ce pas, car le comte de Cantebruge les ramena arrière en Angleterre, et son fils aussi[1]. Et montroit que il se partoit du roi de Portingal mal content, pour tant que il ramenoit son fils arrière en Angleterre, qui avoit épousé la fille du roi de Portingal : ni pour chose que le roi sçût dire ni faire, le comte ne le voult point laisser derrière ; et disoit que son fils étoit encore trop jeune pour demeurer en Portingal, et que il ne pourroit porter ni souffrir l’air du pays : dont il en advint ce que je vous dirai.

Environ un an après ce que la paix fut faite entre Espaigne et Portingal, et le comte de Cantebruge et ses gens furent retournés arrière en Angleterre, la femme du roi Damp Jean de Castille alla de vie à trépassement, qui étoit fille du roi d’Arragon[2]. Ainsi fut le roi d’Espaigne vefve. Si fut avisé et regardé des prélats et des hauts barons de l’un et de l’autre royaume, d’Espaigne et de Portingal, que on ne pouvoit mieux ni plus hautement assigner madame Béatrix de Portingal que au roi d’Espaigne, et pour confirmer les royaumes en paix. À ce mariage s’accorda légèrement le roi de Portingal ; et démaria sa fille du fils du comte de Cantebruge par la dispensation du pape qui confirma ce mariage[3]. Ainsi fut la dame fille au roi de Portingal roine d’Espaigne, de Castille et de Galice par l’ordonnance dessus dite ; et en ot le roi d’Espaigne, la première année de son mariage, un beau fils, dont on ot grand’joie.

Depuis mourut le roi Damp Ferrand de Portingal[4], mais pour ce ne vouldrent mie les Portingalois que le royaume vinst à sa fille ni au roi d’Espaigne : ainçois se bouta en l’héritage un sien frère bâtard qui s’appeloit par avant Damp Jean maître de Vis. Ce bâtard de Portingal[5] étoit vaillant homme aux armes durement ; et toujours s’étoit fait aimer des Portingalois, et tant que ils lui montrèrent ; car ils le couronnèrent à roi, et le tinrent, pour sa grand’vaillance, à seigneur : pourquoi grands guerres s’émurent depuis entre Espaigne et Portingal, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire.

Quand le comte de Cantebruge, le chanoine de Robertsart et les chevaliers d’Angleterre, qui en ce voyage de Portingal avoient été, furent retournés arrière en Angleterre et venus devers le roi et le duc de Lancastre, on leur fit bonne chère ; ce fut raison ; et puis leur demandèrent des nouvelles. Ils en dirent assez, et toute l’ordonnance de leur guerre. Le duc de Lancastre, auquel la besogne touchoit le plus que à nul autre, pour la cause du chalenge de Castille, car il s’en disoit hoir de par sa femme, madame Constance fille jadis du roi Damp Piètre, demanda à son frère le comte moult avant des nouvelles, et comment on s’étoit démené en Portingal. Le comte lui recorda comment ils avoient été à ost plus de quinze jours l’un devant l’autre : « Et pour ce, beau frère, que on ne oyoit nulles nouvelles de vous, se accorda légèrement le roi de Portingal à la paix ; ni oncques ne pûmes voir que il se voulsist assentir à la bataille. Donc ceux de notre côté furent tous mérencolieux, car volontiers ils se fussent aventurés. Et pour celle cause que je n’y vis point de leur état, je ai ramené mon fils, quoique il ait épousé la fille du roi de Portingal. » Ce dit le duc : « Je crois que vous avez eu cause, fors tant que ils pourroient rompre ce mariage si il leur venoit à point et donner d’autre part à leur plaisance. » — « Par ma foi ! dit le comte, il en avienne ce que avenir peut, mais je n’ai fait chose dont je me doye jà repentir. »

Ainsi finèrent les paroles du duc de Lancastre et du comte de Cantebruge et entrèrent en autres matières.

Nous nous souffrirons à parler d’eux et de leur guerre, des Espaignols et des Portingalois ; et retournerons aux besognes et aux guerres de Gand, du comte et du pays de Flandre, qui furent grandes.

  1. Suivant le moine d’Evesham, le duc de Cambridge partit du Portugal dans le mois d’octobre 1382, et arriva en Angleterre vers la fin du même mois.
  2. Dona Léonore mourut en couche, le 12 août 1382, à Cuellar. Le roi D. Jean avait d’elle deux fils : D. Henri, roi après son père sous le titre d’Henri III, et D. Ferrando, seigneur de Lara, duc de Penafiel et comte de Mayorga et de Albuquerque.
  3. Le comte de Cambridge ne quitta le Portugal qu’au mois d’octobre 1382 avec son fils, fiancé à l’infante Béatrice, et déjà dès le commencement du mois d’août, il avait été question de rompre ce mariage et d’unir Béatrice à l’infant D. Fernand, deuxième fils du roi de Castille. On voyait dans ce mariage une sécurité de plus pour les Portugais que les deux royaumes ne seraient pas unis, puisque le royaume de Castille devait échoir à D. Henri, frère aîné de D Fernand. La division était d’ailleurs stipulée dans le projet de mariage. Ce ne fut que quand il apprit la mort de la reine de Castille D. Léonore, que le roi de Portugal changea d’avis et envoya le comte d’Ouren, D. Joaô Fernandez, au roi D. Jean de Castille, pour lui proposer un mariage entre lui et l’infante portugaise Béatrice, sa fille.
  4. Le roi Fernand mourut le 22 octobre 1383 et non pas 1381, comme le dit F. Lopes. D. de Liaô a corrigé cette erreur. Sa femme venait d’accoucher d’un autre fils, qui mourut quelques jours après sa naissance, et que tout le monde s’accordait à attribuer à un autre père que le roi, ainsi que les enfans qu’elle avait eus auparavant.
  5. D. Joaô maître d’Avis était fils de D. Pèdre-le-Cruel et de Thérèse Lourenço, que D. Pèdre avait eue pour maîtresse après la mort de son épouse reconnue, Inès de Castro. Il était né le 11 avril 1357.