Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXLVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 194-195).

CHAPITRE CXLVI.


Comment Tristan de Roye et Miles de Windesore coururent trois lances à fers acérés devant la cité de Badeloque en Portingal.


En l’ost du roi de Castille avoit un jeune chevalier de France, qui s’appeloit Tristan de Roye, lequel se désiroit grandement à avancer. Quand il vit que paix seroit entre le roi d’Espaigne et le roi de Portingal, et que nulle besogne de bataille n’y auroit, si s’avisa qu’il n’istreroit pas d’Espaigne ainsi sans faire quelque chose ; et envoya un héraut de leur côté en l’ost des Anglois, en requérant et priant, puisque les armes par bataille de ces deux rois failloient, que on le voulsist recueillir et délivrer de trois coups de fer de glaive devant la cité de Badeloce. Quand les nouvelles en vinrent en l’ost des Anglois, si en parlèrent l’un à l’autre, et dirent bien que il ne devoit pas être refusé. Si s’avança de parler et d’accorder les armes un jeune écuyer d’Angleterre, qui se appeloit Miles de Windesore, qui vouloit à son honneur être chevalier en ce voyage, et dit au héraut : « Ami, retournez devers votre maître, et dites à messire Tristan de Roye que Miles de Windesore lui mande que demain, devant la cité de Badeloce, ainsi qu’il le requiert, il l’ira délivrer. » Le héraut retourna et recorda ces nouvelles à ses maîtres et à messire Tristan, qui en fut tout réjoui. Quand ce vint au matin, Miles de Windesore partit de l’ost du comte de Cantebruge, et s’en vint vers la cité de Badeloce, qui étoit bien près de là, il n’y avoit que la montagne à passer, bien accompagné de ceux de son côté, de messire Mahieu de Gournay, de messire Guillaume de Beauchamp, de messire Thomas Simour, de messire le souldich, du seigneur de Châtel-Neuf, du sire de la Barde et des autres ; et étoient bien cent chevaux. Sur la place où les armes devoient être faites, étoit jà venu messire Tristan de Roye, bien accompagné de François et de Bretons. Il et Miles de Windesore savoient bien qu’ils devoient faire. Si fut Miles fait chevalier de la main monseigneur le souldich de l’Estrade, pour le meilleur chevalier de la place et qui le plus s’étoit travaillé et s’étoit trouvé en belles besognes. Ils étoient armés de toutes pièces, et avoient leurs trois lances toutes prêtes, et leurs chevaux aussi et tout en plates selles. Adonc s’éperonnèrent-ils l’un contre l’autre, et abaissèrent les glaives ; et se consuivirent en venant l’un sur l’autre moult roidement, et rompirent contre les poitrines leurs lances et passèrent outre franchement sans cheoir. Celle première joute fût volontiers vue de tous ceux qui là étoient, et prisés les deux chevaliers. À la seconde fois ils recouvrèrent et s’entrecontrèrent de grand’randon, et rompirent leurs lances, mais point de dommage ne se portèrent. Adonc recouvrèrent-ils la tierce lance et se consuivirent en-my les écus, si roidement que les fers, qui de Bordeaux étoient, entrèrent ens, et percèrent la pièce d’acier, les plates et toutes les armures jusques en chair ; mais point ne se blessèrent ; et rompirent les lances en gros tronçons, et volèrent par dessus les heaumes. Cette joute fut moult prisée des chevaliers d’une part et d’autre. Et adonc prirent-ils congé l’un à l’autre moult honorablement, et s’en retournèrent chacun devers son lez, et depuis il n’y ot rien fait d’armes, car paix étoit entre les deux royaumes ; et s’en r’allèrent les Espaignols chacun en leurs lieux, et les Portingalois aussi aux leurs.