Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 160-163).

CHAPITRE CXV.


Comment le roi Richard fut en grand péril en la cité de Londres. Comment ces gloutons paysans furent desbaretés ; et comment leurs capitaines furent décapités et tout le royaume recouvré pour le roi et les siens.


Le samedi au matin se départit le roi d’Angleterre de la Garde-robe la roine qui fut en la Riolle et s’en vint à Wesmoustier, et ouït messe en l’église, et tous les seigneurs avecques lui. En celle église a une image de Notre Dame en une petite chapelle, qui fait grands miracles et grands vertus, et en laquelle les rois d’Angleterre ont toujours eu grand’confidence et créance. Là fit le roi ses oraisons devant celle image, et se offrit à lui, et puis monta à cheval et aussi tous les barons qui étoient de-lez lui ; et pouvoit être environ heure de tierce. Le roi et sa route chevauchèrent toute la chaussée pour entrer en Londres ; et quand il ot chevauché une espace, il tourna sur senestre pour passer au dehors ; et ne savoit nul, de vérité, où il vouloit aller, car il prenoit le chemin pour passer au dehors de Londres.

Ce propre jour, au matin, s’étoient assemblés et cueillis tous les mauvais, desquels Wautre Tuillier, Jacques Strau et Jean Balle étoient capitaines, et venus parlementer en une place que on dit Semitefille[1], où le marché des chevaux est le vendredi ; et là étoient plus de vingt mille, tous de une alliance. Et encore en y avoient en la ville beaucoup qui se déjeunoient par les tavernes, et buvoient la garnache[2] et la malvoisie chez Lombards, et rien n’en payoient. Et étoit tout heureux qui leur pouvoit faire bonne chère. Et avoient ces gens qui là étoient assemblés les bannières du roi que on leur avoit baillées le jour devant ; et étoient sur un propos ces gloutons que de courir Londres, rober et piller ce même jour. Et disoient les capitaines : « Nous n’avons rien fait. Ces franchises que le roi nous a données nous portent trop petit de profit : mais soyons tous de un accord ; courons cette grosse ville riche et puissante de Londres, avant que ceux d’Exsexses, de Souxsexes, de Cantebruge, de Beteforde et des autres contrées étranges d’Arondel, de Warvich, de Redinghes, de Barkesière[3], d’Asquesuffort, de Gillevorde[4], de Conventré, de Line, de Stafort, de Gernemine[5], de Lincolle, de Yorch et de Duresme viennent ; car tous viendront. Et sais bien que Vakier et Listier[6] les amèneront. Et si nous sommes au-dessus de Londres, de l’or et de l’argent et des richesses que nous y trouverons, et qui y sont, nous aurons pris les premiers ; ni jà ne nous en repentirons. Et si nous les laissons, ceux, ce vous dis, qui viennent, les nous touldront. »

À ce conseil étoient-ils tous d’accord, quand vez-ci le roi qui vient en celle place, espoir accompagné de soixante chevaux ; et ne pensoit point à eux, et cuidoit passer outre, et aller son chemin, et laisser Londres. Ainsi qu’il étoit devant l’abbaye de Saint-Berthélemy qui là est, il s’arrêta et regarda ce peuple, et dit qu’il n’iroit plus avant, si sauroit de ce peuple quelle chose il leur failloit ; et si ils étoient troublés, il les rapaiseroit. Les seigneurs qui de-lez lui étoient s’arrêtèrent quand il s’arrêta ; c’étoit raison. Quand Vautre Tuillier vit le roi qui étoit arrêté, il dit à ses gens : « Vez-là le roi, je veuil aller parler à lui ; ne vous mouvez d’ici si je ne vous fais signe, et si je vous fais ce signe (et leur fit un signe) si venez avant et occiez tout hormis le roi, mais au roi ne faites nul mal ; il est jeune, nous en ferons à notre volonté, et le mènerons partout où nous voudrons en Angleterre, et serons seigneurs de tout le royaume : il n’est nulle doute. » Là avoit un pourpointier[7] de Londres, que on appeloit Jean Ticle, qui avoit apporté et fait apporter soixante pourpoints dont aucuns de ces gloutons étoient revêtus, et Tuillier en avoit un vêtu. Si lui demanda Jean Ticle. « Hé, sire ! qui me payera mes pourpoints ? Il me faut bien trente marcs. » — « Apaise-toi, répondit Tuillier, tu seras bien payé encore en-nuit ; tiens-t’en à moi, tu as pleige assez. » À ces mots, il esperonna un cheval sur quoi il étoit monté ; et se part de ses compagnons, et s’en vient droitement au roi, et si près de lui que la queue de son cheval étoit sur la tête du cheval du roi. Et la première parole qu’il dit, quand il parla au roi, il dit ainsi : « Roi, vois-tu toutes ces gens qui sont là ? » — « Oil, dit le roi ; pourquoi le dis-tu ? » — « Je le dis pour ce qu’ils sont tous en mon commandement, et me ont tous juré foi et loyauté à faire ce que je voudrai. » — « À la bonne heure, dit le roi, je veuil bien qu’il soit ainsi. » — « Adonc, dit Tuillier, qui ne demandoit que la riote, cuides-tu, dis, roi, que ce peuple qui là est, et autant à Londres, et tous à mon commandement, se doye partir de toi sans emporter leurs lettres ? Nennil, nous les emporterons devant nous. » Dit le roi : « Il en est ordonné ; il faut faire et délivrer l’un après l’autre. Compain, retraiez-vous tout bellement devers vos gens, et les faites retraire de Londres, et soyez paisibles, et pensez de vous ; car c’est notre entente que chacun de vous, par villages et mairies, aura sa lettre, comme dit est. » À ces mots, Wautre Tuillier jette les yeux sur un écuyer du roi, qui étoit derrière le roi et portoit l’épée du roi ; et héoit ce Tuillier grandement cet écuyer ; car autrefois il s’étoit pris de paroles à lui, et l’avoit l’écuyer villenné. « Voire, dit Tuillier, es-tu là ? Baille-moi ta dague. » — « Non ferai, dit l’écuyer ; pourquoi la te baillerois-je ? » Le roi regarda sur son varlet et lui dit : « Baille-lui. » Cil lui bailla moult envis. Quand Tuiilier la tint, il en commença à jouer et à tourner en sa main ; et reprit la parole à l’écuyer ; et lui dit : « Baille-moi celle épée. » — « Non ferai, dit l’écuyer ; c’est l’épée du roi ; tu ne vaux mie que tu l’aies ; car tu n’es que un garçon ; et si toi et moi étions tout seuls en celle place, tu ne dirois ni eusses dit ces paroles, pour aussi gros d’or que ce moûtier de Saint-Paul est grand. » — « Par ma foi ! dit Tuillier, je ne mangerai jamais, si aurai ta tête. » À ces mots étoit venu le maire de Londres, lui douzième, monté à chevaux et tout armé dessous sa robe, et les autres aussi, et rompit la presse, et vit comment cil Tuillier se démenoit. Si dit en son langage : « Gars, comment es-tu si osé de dire telles paroles en là présence du roi ? C’est trop pour toi. » Adonc se félonna le roi, et dit au maieur : « Maire, mettez la main à lui. » Entrementes que le roi parloit, cil Tuillier avoit parlé au maieur et dit : « Et de ce que je fais et dis, à toi qu’en monte ? » — « Voire, dit le maire, qui jà était advoé du roi, gars puant, parles-tu ainsi en la présence du roi, mon naturel seigneur ? Je ne veuil jamais vivre, si tu ne le compares. »

À ces mots il trait un grand badellaire que il portoit, et lâche ; et fiert ce Tuillier un tel horion sur la tête que il l’abattit aux pieds de son cheval Sitôt que il fut chu entre les pieds, on l’environna de toutes parts, parquoi il ne fût vu des assemblées qui là étoient, et qui se disoient ses gens. Adonc descendit un écuyer du roi, que on appeloit Jean Standuich[8], et tira une belle épée que il portoit, et la bouta au ventre de ce Tuillier, et là fut mort. Adonc s’aperçurent ces méchans gens là assemblés que leur capitaine étoit occis ; si commencèrent à murmurer ensemble et à dire : « Ils ont mort notre capitaine ; allons, allons ! occions tout ! » À ces mots ils se rangèrent sur la place, par manière d’une bataille, chacun son arc devant lui qui l’avoit. Là fit le roi un grand outrage ; mais il fut converti en bien. Car tantôt que Tuillier fut atterré, il se partit de ses gens, tout seul, et dit : « Demeurez ci, nul ne me suive. » Lors vint-il au devant de ces folles gens qui s’ordonnoient pour venir venger leur capitaine, et leur dit : « Seigneurs, que vous faut ? Vous n’avez nul autre capitaine que moi ; je suis votre roi, tenez-vous en paix. » Dont il advint que le plus de ces gens, sitôt qu’ils virent et ouïrent parler le roi, ils furent tout honteux et se commencèrent à défuir ; et c’étoient les paisibles : mais les mauvais ne se départoient mie ; ainçois se ordonnoient et montroient que ils feroient quelque chose. Adonc retourna le roi à ses gens, et demanda que il étoit bon à faire. Il fut conseillé que il se traieroit sur les champs ; car fuir ni éloigner ne leur valoit rien. Et dit le maire : « Il est bon que nous fassions ainsi ; car je suppose que nous aurons tantôt grand confort de ceux de Londres, des bonnes gens de ceux de notre lez, qui sont pourvus et armés, eux et leurs amis, en leurs maisons. »

Entrementes que ces choses se démenoient ainsi, couroit une voix et un effroi parmi Londres, en disant ainsi : « On tue le roi. » Pour lequel effroi toutes manières de bonnes gens de la partie du roi saillirent hors de leurs hôtels, armés et pourvus, et se trairent tous devers Semitefille et sur les champs, là où le roi étoit trait ; et furent tantôt sept à huit mille hommes armés, tous ou environ. Là vinrent tous les premiers, messire Robert Canolle et messire Perducas de la Breth, bien accompagnés de bonnes gens, et neuf des échevins de Londres à plus de six cents hommes d’armes, et un puissant homme de la ville qui étoit des draps[9] du roi que on appeloit Nicolas Branbre, et amena avecques lui une grand’route de bonnes gens d’armes. Et tout ainsi comme ils venoient, ils se rangeoient et se mettoient tous à pied et en bataille de-lez le roi, d’une part. D’autre part étoient tous ces méchans gens tous rangés, et montroient que ils se vouloient combattre ; et avoient les bannières du roi avec eux. Là fit le roi trois chevaliers ; l’un fut le maieur de Londres, messire Jean Walourde, l’autre fut messire Jean Standuich, et l’autre fut messire Nicolas Branbre. Adonc parlementèrent les seigneurs qui là étoient et disoient : « Que ferons-nous ? Nous véons nos ennemis qui nous eussent volontiers occis, si ils vissent que ils en eussent le meilleur. » Messire Robert Canolle conseilloit tout outre que on les allât combattre et tous occire ; mais le roi ne s’y assentoit nullement, et disoit que il ne vouloit pas que on fit ainsi : « Mais je veuil, dit le roi, que on voise requerre mes bannières ; et nous verrons, en demandant nos bannières, comment ils se maintiendront : toutefois, ou bellement ou autrement, je les vueil r’avoir. » — « C’est bon, » dit le comte de Sallebery. Adonc furent envoyés ces trois nouveaux chevaliers devers eux. Ces chevaliers leur firent signe que ils ne traissent point, car ils venoient là pour traiter. Quand ils furent venus si près que pour parler et pour être ouïs, ils dirent : « Écoutez, le roi vous mande que vous lui renvoyez ses bannières, et nous espérons que il aura merci de vous. » Tantôt ces bannières furent baillées et rapportées au roi. Encore fut là commandé à ces vilains, de par le roi et sur les têtes, que qui auroit lettres du roi impétrées il les remit avant. Les aucuns, non mie tous, les rapportoient. Le roi les faisoit prendre et descirer en leur présence. Vous devez et pouvez savoir que sitôt que les bannières du roi furent rapportées, ces méchans ne tinrent nul arroi, mais jetèrent la greigneur partie leurs arcs jus, et se déroutèrent et se retrairent vers Londres. Trop étoit courroucé messire Robert Canolle, de ce que on ne leur couroit sus et que on n’occioit tout. Mais le roi ne le vouloit consentir ; et disoit qu’il en prendroit bien vengeance, ainsi qu’il fit depuis.

Ainsi se départirent et se dégâtèrent ces folles gens l’un çà, l’autre là ; et le roi, les seigneurs et leurs routes rentrèrent ordonnément en Londres à grand’joie. Et le premier chemin que le roi fit, il vint devers sa dame de mère la princesse, qui étoit en un chastel en la Riole que on dit la Garde-robe la roine, et là s’étoit tenue deux jours et deux nuits, moult ébahie : il y avoit bien raison. Quand elle vit le roi son fils, elle fut moult réjouie et lui dit : « Ha, beau fils ! comme j’ai hui eu grand’peine pour vous et grand angoisse ! » Donc répondit le roi et dit : « Certes, madame, je le sais bien ; or yous réjouissez et louez Dieu, car il est heure de louer Dieu ; car j’ai aujourd’hui recouvré mon héritage et le royaume d’Angleterre que j’avois perdu. » Ainsi se tint ce jour le roi de-lez sa mère, et les seigneurs s’en allèrent paisiblement chacun en son hôtel. Là fut fait un cri et un ban de par le roi, de rue en rue, que tantôt toutes manières de gens qui n’étoient de la nation de Londres, ou qui n’y avoient demeuré un an entier, partissent ; et si ils y étoient sçus ni trouvés le dimanche au soleil levant, ils seroient tenus comme traîtres envers le roi et perdroient les têtes. Ce ban fait et ouï, on ne l’osa enfreindre ; et se départirent incontinent, ce samedi, toutes gens, et s’en allèrent, tout desbaretés, en leurs lieux. Jean Balle et Jacques Strau furent trouvés en une vieille masure reposts, qui se cuidoient embler ; mais ils ne purent ; car de leurs gens mêmes ils furent accusés. De leur prise furent le roi et les seigneurs grandement réjouis, car on leur trancha les têtes, et de Tuillier aussi, combien qu’il fût par avant mort ; et furent mises sur le pont à Londres et ôtées celles des vaillans hommes que le jeudi ils avoient décolés. Ces nouvelles s’espardirent tantôt environ Londres. Tous ceux des étranges contrées qui là venoient et qui là de ces méchans gens mandés étoient, si se retrairent tantôt en leurs lieux, ni ils ne vinrent, ni osèrent venir plus avant.

  1. Smithfield.
  2. Le vin de Grenache.
  3. Berkshire, comme il a dit Devensière pour Devonshire.
  4. Gilford.
  5. Ce mot parait tellement éloigné de tout nom de ville anglaise qu’aucun des chroniqueurs anglais qui ont copié Froissart, et des traducteurs anglais qui ont cherché à l’expliquer, n’ont pu rien trouver d’équivalent. Quelques-uns l’omettent tout-à-fait ; d’autres prétendent y voir Coventry, mais le passage ci-dessus est contraire à cette opinion, puisque Coventry s’y trouve aussi.
  6. Walsingham le nomme J. Littester et dit que c’était un teinturier de Norwich.
  7. Plusieurs manuscrits, au lieu de pourpointier et pourpoints, disent juponnier et jupons.
  8. Stow l’appelle Crowdich.
  9. C’est-à-dire de la suite du roi, habillé aux dépens du roi et non pas, comme le disent les traducteurs anglais, drapier du roi.