Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXVII

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CHAPITRE CXVII.


Comment le duc de Lancastre s’en alla tenir en Escosse, et comment il fut chargé de déshonneur sans cause.


Or ot le duc de Lancastre conseil et avis, pour ce qu’il ne savoit, ni justement savoir ne pouvoit, comment les choses se portoient en Angleterre ni porteroient encore, ni de qui il y étoit aimé ni haï, que il signifieroit son état aux barons d’Escosse ; et leur prieroit que ils le vinssent querre à une quantité de gens d’armes, sur le sauf conduit que ils lui avoient baillé. Tantôt ce conseil et avis eu, il envoya devers le comte de Douglas qui se tenoit à Dalquest. Quand le comte de Douglas vit les lettres du duc, il en ot grand’joie, et conjoy grandement le message, et signifia tantôt celle affaire au comte de Mouret et au comte de la Mare son frère, et leur manda que tantôt et sans délai, sur trois jours, eux et leurs gens montés et apprêtés, fussent venus à la Morlane[1]. Si très tôt que ces seigneurs en furent signifiés, ils mandèrent leurs gens et leurs amis les plus prochains et s’en vinrent à la Morlane, et là trouvèrent le comte de Douglas. Si chevauchèrent tous ensemble ; et étoient bien cinq cens lances ; et vinrent en l’abbaye de Miaures à neuf petites lieues de Rosebourch ; et signifièrent leur venue au duc de Lancastre. Le duc tantôt lui et ses gens furent appareillés, si montèrent et se partirent de Rosebourch et encontrèrent sur le chemin les barons d’Escosse et leurs routes. Si s’entr’accolèrent et firent grand’chère ; et puis chevauchèrent ensemble tout en parlant et devisant ; et exploitèrent tant que ils vinrent à Haindebourch, ou le roi d’Escosse par usage se tient le plus : car il y a bon chastel et bonne grosse ville et beau hâvre[2]. Mais pour ce jour le roi n’y étoit point, ainçois se tenoit en la sauvage Escosse[3] et là chassoit. Si fut du comte de Douglas et des barons d’Escosse, pour plus honorer le duc de Lancastre, le chastel de Haindebourch délivré au duc, dont il leur sçut grand gré ; et là se tint le duc un temps, tant que autres nouvelles lui vinrent d’Angleterre. Or regardez des males gens, comment haineux et losengiers s’avancent de parler outrageusement et sans cause. Voix et fame coururent un temps en Angleterre, ens ès jours de ces rebellions, que le duc de Lancastre étoit traître envers le roi son seigneur, et que il étoit tourné Escot, et il fut tantôt sçu tout le contraire : mais ces méchans gens, pour mieux troubler le royaume et émouvoir le peuple, avoient mis avant et semées ces paroles, et ce reconnurent-ils à la mort, quand ils furent exécutés, c’est à savoir, Listier, Tuillier, Jacques Strau, Vaquier et Jean Balle. Ces cinq par toute Angleterre étoient les meneurs et souverains capitaines ; et avoient ordonné et taillé entre eux que ens ès cinq parties d’Angleterre ils seroient maîtres et gouverneurs. Et par espécial ils avoient en trop grand’haine le duc de Lancastre, et bien lui montrèrent : car si très tôt qu’ils furent de commencement entrés en Londres, ils lui allèrent ardoir sa maison, le bel hôtel de Savoie, que oncques n’y demeura late ni merrien, que tout ne fût ars ; et encore avec tout ce meschef avoient-ils semé et fait semer par leurs mauvaises paroles aval Angleterre, que il étoit de la partie du roi d’Escosse. Donc en aucun lieu en Angleterre on lui tourna ses armes ce dessus dessous, comme si il fût traître[4]. Et depuis fut si chièrement comparé, que ceux qui ce firent en orent les têtes tranchées. Or vous veuil-je recorder la vengeance, et comment le roi d’Angleterre la prit de ces méchans gens, entrementes que le duc de Lancastre étoit en Escosse.

  1. Je trouve dans Rymer, année 1383, une convention signée entre le duc de Lancastre pour le roi d’Angleterre et le comte de Carrik pour le roi d’Écosse, à Morchouslawe. Il est probable que ce lieu placé sur le Merse est celui désigné par Froissart sous le nom de Morlane.
  2. Le port est un peu plus bas, à Leith.
  3. Froissart appelle ainsi la région des montagnes, ou Highlands.
  4. C’était un usage de l’époque.