Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 165-167).

CHAPITRE CXVIII.


Comment le roi d’Angleterre punit les malins qui avoient ému le peuple contre les nobles. Comment il remanda le duc son oncle, et la mort du comte Guichard de Hostidonne.


Quand ces choses furent rapaisées et que Thomas Vaquier ot été exécuté à mort à Saint-Albon, Listier à Estaffort, et Tuillier, Jean Balle et Jacques Strau et plusieurs autres à Londres, le roi ot conseil que il visiteroit son royaume, et chevaucheroit et iroit par tous les baillages, mairies, sénéchaussées et chastellenies et mettes d’Angleterre, pour punir les mauvais et reprendre les lettres que de force il avoit jà en plusieurs lieux données et accordées ; et remettroit le royaume en son droit point. Si fit le roi un secret mandement de gens d’armes à être tous ensemble à un certain jour, lesquels tous y furent ; et se trouvèrent bien cinq cents lances et autant d’archers. Quand ils furent tous venus et assemblés, ainsi que devisé étoit, le roi se partit de Londres, atout ceux de son hostel seulement, et prit le chemin pour venir en la comté de Kent, de là où premièrement ces méchans gens étoient émus et venus. Ces gens d’armes dessus nommés poursuivoient le roi sur costière, et ne chevauchoient point avecques lui. Le roi entra en la comté, et vint en un village que on dit Espringhes[1], et fit appeler le maieur et tous les hommes de la ville. Quand il fut venu en une place, le roi leur fit dire et montrer par un homme de son conseil comment ils avoient erré à l’encontre de lui, et s’étoient mis en peine de tourner toute Angleterre en tribulation et en perte ; et pour ce que il savoit bien que il convenoit que celle chose eût été faite et commencée par aucuns et non mie par tous, donc mieux valoit que ceux qui ce avoient fait le comparassent que tous, il requéroit que on lui montrât les coupables, sur peine d’être à toujours mais en son indignation, et tenus et renommés traîtres envers lui. Quand ceux qui là étoient assemblés ouïrent celle requête, et véoient les non coupables que ils se pouvoient bien purger et excuser de ce forfait par enseigner les coupables, si regardèrent entre eux, et dirent : « Sire, vez-ci celui par qui fut celle ville de premier troublée et émue. » Tantôt cil fut pris et pendu ; et en y ot à Espringhes pendus sept. Et furent les lettres demandées que on leur avoit données et accordées. Elles furent là apportées et rendues aux gens du roi, lesquels, en la présence de tout le peuple, les descirèrent et jetèrent à val, et puis dirent ainsi : « Entre vous, gens qui êtes ci assemblés, nous vous commandons, de par le roi et sur la tête, que chacun s’en revoise en son hostel paisiblement, et ne se émeuve ni élève jamais contre le roi ni ses ministres : ce méfait ci, parmi la correction que on a prise, vous est pardonné. » Adonc disoient-ils tous d’une voix : « Dieu le puisse merir au roi et à son noble conseil ! »

En telle manière que le roi fit à Espringhes, fit-il à Saint-Thomas de Cantorbie et à Zandvich, à Geruelle, à Ornemine et ailleurs, par toutes les parties d’Angleterre où ses gens s’étoient rebellés et élevés ; et en furent décollés et pendus et mis à fin plus de quinze cens[2].

Adonc ot le roi d’Angleterre conseil de remander en Escosse son oncle le duc de Lancastre ; car les choses étoient apaisées. Si le remanda par un sien chevalier de son hôtel, qui se appeloit messire Nicolle Carneffelle. Le chevalier exploita tant, au commandement du roi, qu’il vint à Haindebourch en Escosse, et là trouva le duc de Lancastre et ses gens qui lui firent grand’chère ; et là montra ses lettres de créance de par le roi. Le duc obéit, ce fut raison ; et aussi il retournoit volontiers en Angleterre et en son héritage. Si prit son chemin pour venir à Rosebourch ; et à son département, il remercia grandement les barons d’Escosse qui telle honneur et confort lui avoient fait, que de lui avoir soutenu en leur pays le terme que il lui avoit plu à demeurer. Si le reconvoyèrent le comte de Douglas, le comte de Mouret et aucuns chevaliers d’Escosse jusques à l’abbaye de Miaures, et point ne passèrent la rivière de Thuid. Le duc de Lancastre vint à Rosebourch, et de là au Neuf-Chastel sur Thin, et puis à Durem et à Yorch et partout trouvoit les villes et les cités appareillées[3] ; c’étoit raison.

En ce temps trépassa ce vaillant chevalier, en Angleterre, messire Guichart d’Angle, comte de Hostidonne et maître d’hôtel du roi. Si fut moult révéremment ensepveli en l’église des Frères-Prêcheurs de Londres, et là gît. Et au jour de son obsèque fut le roi et ses deux oncles, et ses deux frères et la princesse leur mère, et grand’foison de prélats et barons et de dames d’Angleterre, et lui firent toute celle honneur ; et vraiment le gentil chevalier valoit bien que on lui fît, car en son temps il ot toutes ces nobles vertus que un chevalier doit avoir : il fut lie, loyal, amoureux, sage, secret, large, pieux, hardi, entreprenant et chevaleureux. Ainsi fina messire Guichart d’Angle.

  1. Epping est dans le comté d’Essex et non dans le comté de Kent. Tous les noms de villes et villages anglais sont d’ailleurs tellement estropiés dans les divers manuscrits de Froissart, que les traducteurs et commentateurs anglais ont renoncé eux-mêmes à pouvoir les découvrir, et que toutes les fois que le chroniqueur ne cite pas un fait assez important pour avoir été consigné dans les historiens du pays, on ne peut faire que des conjectures plus ou moins heureuses. Outre Rymer, j’ai sous les yeux Knyghton, le moine d’Evesham, Hollinshed, Walsingham, Grafton, et plusieurs autres écrivains originaux qui racontent les mêmes faits, et souvent je ne puis sortir de l’embarras où me jettent les variétés infinies de son orthographe. C’est là le défaut général de la méthode orthographique qui fait écrire les noms propres comme ils se prononcent.
  2. Suivant Walsingham, dans quelques provinces on les pourchassa dans les bois comme des bêtes féroces, et on les tuait partout où on les rencontrait. Dans une autre partie du royaume, le juge Trésilian était plus expéditif que les bandes armées envoyées pour anéantir par le glaive tout ce qui paraissait vouloir réclamer l’exécution des lettes-patentes que le roi venait de concéder. Le nombre des habitans expédiés alors par les soldats et par les juges, qui rivalisaient à qui opérerait le plus promptement, est, d’après les témoignages contemporains les plus dignes de foi, beaucoup plus considérable que ne le représente Froissart. Le même Walsingham, qui était contemporain, a cherché à donner une idée de la cause de ces séditions, qui se manifestèrent presque en même temps sur tous les points de l’Angleterre. Il faudrait les attribuer, selon lui, en partie à la première effervescence produite par les prédications de J. Wickliffe, qui avait renouvelé les opinions professées par Berenger le scoliaste, au xie siècle (voyez Hist. litt. de France, t. VII, p. 197 et suiv.), sur l’Eucharistie. Jean Ball, un des chefs de cette sédition, soutenait en effet les mêmes opinions que J. Wickliffe sur l’Eucharistie et sur le Mariage, et portait sans doute l’esprit de réforme beaucoup plus loin, si l’on en juge d’après ce que Froissart et Walsingham rapportent de ses sermons. À ces causes de la sédition Walsingham en ajoute d’autres encore.

    « Alii, dit-il, peccatis dominorum ascribebant causam malorum, qui in Deum erant fictæ fidei ; nam quidam illorum credebant (ut asseritur) nullum Deum esse, nihil esse sacramentum altaris, nullam post mortem resurrectionem, sed ut jumentum moritur, ila et hominem finire. Erant præterea in subditos tyranni, et in pares diversi invicem suspecti, vivendo incesti, violatores conjugii, ecclesiæ destructores. Alii impulandum esse communis vulgi facinoribus dicebant esse quod accidit, quia in pace degentes, bonæ pacis abutebantur, dominorum facta rodentes, noctes insomnes in potationibus, ebrietatibus et perjuriis transigentes, vivebant in terra pacis sine pace, rixando, litigando, cum proximis contendendo, fraudes et falsitates jugiter meditando, libidini dediti, fornicationibus assueti, adulteriis maculati, unusquisque post uxorem proximi sut hinniebat ; et super hæc omnia, in fide et fidei articulis plurimi claudicabant. Quare non immerito opinatum est iram Dei descendisse in filios diffidentiæ.

    « Mihi quoque videtur tempora mala non tamen istis imputanda, sed generaliter cunctorum habitatorum terræ peccatis inclusive, ordines sumendo mendicantium, ad cumulandum causas malorum qui suæ professionis immemores, obliti sunt etiam ad quid ipsorum ordines instituti sunt, quia pauperes et omnino expeditos a rerum temporalium possessionibus, eorum legislatores viri sanctissimi eos esse ideo voluerunt, ut pro dicenda veritate, non haberent quod admittere formidarent : sed jam possessionatis invidentes, procerum crimina approbantes, commune vulgus in errore foventes, et utrorumque peccata concedentes pro possessionibus acquirendis, qui possessionibus renunciaverant pro pecuniis congregandis. Qui in paupertate perseverare juraverant, dicunt bonum malum, et malum bonum, seducentes principes adulationibus, plebem mendaciis, et utrosque secum in devium pertrahentes. In tantum etenim illam veritatis professionem suam perverse vivendo macularunt, ut in diebus istis in ore cujuslibet, bonum sit argumentum tenens tam de forma quam de materia : Hic est frater, ergo mendax. Sicut et illud : Hoc est album, ergo coloratum. » (Wals. p. 281.)

  3. Le duc de Lancastre, ayant été soupçonné de trahison, écrivit à Richard, pour lui demander comment il devait se présenter devant lui afin de se disculper. Richard lui commanda de venir avec toute sa suite, et donna l’ordre à toutes les villes par lesquelles il devait passer de lui donner chacune une escorte et une espèce de garde d’honneur jusqu’à la ville voisine (Hollinshed).