Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXXXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 184-185).

CHAPITRE CXXXVI.


Comment le duc d’Anjou ne demanda rien à Rome. Comment il passa outre en Pouille ; et comment Charles de la Paix pourveyt à son fait, et ce que de son adversaire pourroit avenir.


Ainsi passèrent ces gens d’armes, le duc d’Anjou qui se disoit et escripsoit roi de Naples, de Secile, de Jérusalem, duc de Pouille et de Calabre, et le comte de Savoie et leurs routes, toute Italie et Toscane, en costiant la marche d’Ancône et la terre du patrimoine[1] : et point n’entrèrent ni approchèrent Rome ; car le duc d’Anjou ne vouloit nulle guerre ni mautalent à Rome ni aux Romains ; mais faire son voyage et son emprise duement, sur le point et état que il étoit parti de France. Et partout où il passoit et venoit, il montroit état très étoffé et puissance de roi. Et se louoient de lui et de son payement toutes gens d’armes, car bien savoit que il en auroit affaire.

En ce temps se tenoit à Naples la cité son adversaire messire Charles de la Paix[2], qui se disoit aussi et escripsoit roi de Napies, de Secile et de Jérusalem, duc de Pouille et de Calabre, et s’en tenoit roi droiturier, parce que la roine de Naples étoit morte[3] sans hoir avoir de sa chair par loyauté de mariage. Et tenoit ce messire Charles à vain et à nul le don que la roine en avoit fait au pape ; et y montroit à son opinion deux raisons ; l’une étoit que il disoit, soutenoit et vouloit mettre outre, et les Neapoliens et les Seciliens lui aidoient à soutenir, que la roine de Napies ne pouvoit donner ni réserver l’héritage d’autrui ; et s’il étoit ainsi que la réservation fût bonne et le don utile, par le stile de la cour de Rome et le droit des papes, si disoit-il que elle n’avoit pas fait duement, car ils tenoient à pape Urbain et non Clément. Véez-là la question que ils proposoient et débattoient, et les défenses que messire Charles y mettoit.

Ce messire Charles de la Paix ouvra trop sagement ; car il fit pourvoir le chastel de l’Œuf qui est un des forts chastels du monde, car il siéd par enchantement en-my la mer ; et ne fait mie à prendre ni à conquérir si ce n’est par nigromance, ou par l’art du deable. Et quand il l’ot fait pourvoir, pour vivre trois ou quatre ans une quantité de gens d’armes qui dedans se boutèrent avecques lui, il laissa le pays convenir ; car il savoit bien la condition de ceux de Naples que nullement ils ne le relinquiroient, et là s’enclot. Si Pouille ou Calabre se perdoit, pour deux ou pour trois ans, aussi légèrement il les r’auroit ; car il imaginoit que le duc d’Anjou se useroit de finance à tenir si longuement tel somme de gens d’armes sur les champs que il avoit amenés ; ni il n’étoit mie en sa puissance, pource que vivres leur fauldroient, ou finance et payement leur fauldroit, parquoi ils se tanneroient ; et dedans deux ans ou trois, quand ils seroient foulés, lassés et tannés, il les combattroit à son avantage.

Toutes ces imaginations ot Charles de la Paix ; desquelles on en vit bien avenir aucunes en ce terme que il y mettoit ; car voirement il n’est nul sire chrétien, excepté le roi de France et le roi d’Angleterre, qui hors de leurs pays puissent trois ni quatre ans tenir tel peuple de gens d’armes sur les champs, que le duc d’Anjou avoit et tenoit, car il mit outre les monts bien trente mille combattans, que il ne fût tout usé et miné de chevance et de finance. Et telles choses à entreprendre un tel fait, au commencement font bien à gloser et à ressoigner.

  1. Le patrimoine de Saint-Pierre.
  2. Charles de Duraz ou de la Paix, qui prit le nom de Charles III, après avoir été couronné à Rome roi de Naples par le pape Urbain VI, avait pris possession de Naples, le 16 juillet 1381 au soir, sans avoir eu à livrer aucune bataille.
  3. Jeanne de Naples n’était pas morte au moment de l’entrée de Charles de Duraz à Naples : elle se renferma au Château-Neuf, mais elle fût obligée de se rendre faute de vivres ; et son parent et son héritier Charles de Duraz, voyant qu’elle refusait de le déclarer son héritier, la fit étouffer, à ce qu’on assure, sous un lit de plumes, le 12 mai 1362, au château de Muro, dans la Basilicate. Louis de Hongrie avait, dit-on, conseillé ce supplice, pour venger la mort de son frère André de Hongrie, époux de Jeanne.