Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXXXVII

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CHAPITRE CXXXVII.


Comment le duc d’Anjou ayant conquis la plaine de Pouille et de Naples, un grand enchanteur s’envint offrir à lui, et enseigna par quel moyen l’on auroit le chastel de l’Œuf qui étoit imprenable.


Quand le duc d’Anjou et ses routes entrèrent en Pouille et en Calabre[1], le pays fut tantôt tout leur ; et montroit le peuple que il ne demandoit autre chose ni ne désiroit autre seigneur à avoir que le duc d’Anjou ; et vinrent sous un bref terme tous seigneurs, cités et villes en son obéissance. Or, disent cils qui ont été en ce pays, lequel est une des plus grosses marches du monde, que pour la grand’plenté des biens qui abondent au pays, les gens y sont tous oiseux et n’y font point de labour. Quand ces gens d’armes se trouvèrent en ce pays si bon et si gras et rempli de tous biens, ils se tinrent tout aises et s’en donnèrent du bon temps. Adonc s’en vinrent le duc d’Anjou, le comte de Savoie, les comtes de Vendôme et de Genève et la grand’chevalerie de France, de Bretagne et de Savoie, et passèrent outre, et vinrent en la marche de Naples. Oncques cils de Naples, pour la doutance de ces gens d’armes, ne daignèrent clorre porte de leur ville ; mais les tenoient toutes ouvertes. Bien pensoient que le duc d’Anjou ne se bouteroit jamais dedans outre leur plaisance ; car qui seroit dedans enclos, quel peuple qu’il fût, il seroit perdu : ni les maisons ne sont point à perdre ; car il y a planches que on ôte quand on veut ; et là dessous c’est la mer, où nul ne se oseroit embatre.

Adonc un enchanteur maître de nigromance, qui étoit en la marche de Naples et avoit conversé un long-temps, vint baudement au duc d’Anjou et lui dit : « Monseigneur, si vous voulez, je vous rendrai le chastel de l’Œuf et cils qui sont dedans à votre volonté. » — « Et comment, dit le duc, pourroit-ce être ? » — « Monseigneur, je vous le dirai, dit l’enchanteur ; je ferai par enchantement l’air si espès que dessus la mer il semblera à cils de dedans qu’il y ait un grand pont pour dix hommes de front, et quand cils qui sont au chastel verront ce pont, ils seront si ébahis que ils se venront rendre à votre volonté ; car ils se douteront que si on les assault qu’ils ne soient pris de force. »

Le duc ot de cette parole grand’merveille et appela de ses chevaliers, le comte de Vendôme, le comte de Genève, messire Jean et messire Pierre de Bueil, messire Maurice Mauvinnet et les autres ; et recorda ce que cil maître enchanteur disoit ; lesquels de celle parole étoient tout émerveillés et se assentoient assez à ce que on le crût. Adonc demanda le duc d’Anjou à celui, et lui dit : « Beau maître, et sur ce pont que vous dites que vous ferez se pourront nos gens assurer d’aller sus jusques au chastel pour assaillir ? » — « Monseigneur, répondit l’enchanteur, tout ce ne vous oserois assurer ; car si il y avoit nul de cils qui sur le pont passeroient qui fit le signe de la croix, tout iroit à néant ; et cils qui seroient sustrébucheroient ens la mer. » Adonc commença le duc à rire ; et lors répondirent aucuns jeunes chevaliers et écuyers qui là étoient, et dirent : « Ha, monseigneur ! pour Dieu ! laissez-le faire. Nous ne ferons pas le signe de la croix, et plus légèrement ne pouvons-nous avoir vos ennemis. » Dit le duc d’Anjou : « Je m’en conseillerai. » À ces paroles n’étoit point le comte de Savoie, mais il vint assez tôt après.

  1. Le duc d’Anjou entra dans les Abruzzes le 17 juillet 1382.