Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXXXVIII

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CHAPITRE CXXXVIII.


Comment le comte de Savoie fit à un enchanteur trancher la tête, qui offroit au duc d’Anjou de lui faire avoir le fort château de l’Œuf[1].


Quand le comte de Savoie fut venu en la tente du duc d’Anjou, le maître enchanteur étoit parti. Adonc recorda le duc les paroles du maître et quelle chose il lui offroit. Le comte de Savoie pensa un petit, et puis dit : « Envoyez-le-moi en mon logis et je le examinerai ; c’est le maître enchanteur par lequel la roine de Naples et messire Othes de Bresvich, son mari[2], furent jadis pris au chastel de l’Œuf, car il fit la mer si haute qu’il sembloit qu’elle montât sur le chastel : si en furent si ébahis ceux qui au chastel étoient, que il leur sembloit que ils dussent être tous noyés. On ne doit point avoir fiance trop grande en tels gens. Or regardez la nature des malandrins de ce pays ; pour seulement complaire à vous et avoir votre bienfait, il veut trahir ceux pour qui il livra une fois la roine de Naples et son mari à Charles de la Paix. » Dit le duc d’Anjou : « Je le vous envoierai. » Adonc entrèrent les seigneurs en autres paroles ; et conseillèrent un temps de leurs besognes le duc et le comte de Savoie, et puis retourna le comte en son logis.

Quand ce vint le jour, après que les seigneurs furent levés, le maître enchanteur vint devers le duc et l’inclina. Sitôt que le duc le vit, il dit un sien varlet : « Va ; si le mène au comte de Savoie. » Le varlet le prit par la main, et lui dit : « Maître, monseigneur veut que vous venez parler au comte de Savoie. » Il répondit : « Dieu y ait part ! » Adonc s’en vint-il en la tente du comte. Le varlet lui dit : « Monseigneur vez-ci le maître que monseigneur vous envoie. » Quand le comte le vit, si en ot grand’joie, et lui demanda : « Maître, dites-vous pour certain que vous nous feriez avoir le chastel de l’Œuf à si bon marché ? » — « Par ma foi ! répondit l’enchanteur, monseigneur, oil ; car par œuvre pareille je le fis jadis avoir à celui qui est dedans, messire Charles de la Paix, et la roine de Naples, et sa fille[3] et son mari messire Robert d’Artois et messire Othes de Bresvich ; et je suis l’homme au monde maintenant que messire Charles ressoigne le plus. » — « Par ma foi ! dit le comte de Savoie, vous dites bien ; et je veuil que Charles de la Paix sache que il a grand tort si il vous craint ; car je l’en assurerai ; ni jamais ne ferez enchantement pour décevoir lui ni autre. Je ne veuil pas que il nous soit reproché au temps à venir que en si haut fait d’armes que nous sommes, et tant de vaillans hommes chevaliers et écuyers assemblés, que nous ouvrons par enchantement, ni que nous ayons par tel art nos ennemis. » Adonc appela son varlet, et dit : « Prenez un bourrel, et lui faites trancher la tête. » Tantôt que le comte ot ce dit, ce fut fait : on lui trancha la tête au dehors des logis. Ainsi fina ce maître enchanteur, et fut payé de ses loyers.

Nous nous souffrirons à parler du duc d’Anjou, et de ses gens et de leurs voyages, et retournerons aux besognes de Portingal, et conterons comment les Anglois et les Gascons persévérèrent.

  1. Il faut se rappeler que les romans de chevalerie étaient écrits, et que Froissart, qui était un grand lecteur de romans, ne refusait jamais de croire aux choses qui avaient un côté poétique.
  2. Jeanne Ire eut quatre maris. Le premier fut André, fils puîné de Charobert, roi de Hongrie, marié avec elle le 26 septembre 1333. Le deuxième, Louis, prince de Tarente, fils de Philippe, frère du roi Robert de Naples, marié avec elle, le 20 août 1347. Le troisième fut Jacques d’Arragon, fils de Jacques II, roi de Majorque, marié avec elle le 27 mai 1362. Le quatrième, Othon de Brunswick, marié avec elle en 1376.
  3. Les filles qu’elle avait eues de son second mari étaient mortes depuis long-temps.