Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LIII

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CHAPITRE LIII.


Comment les Gantois conclurent d’envoyer devers le comte remontrer leurs affaires. Comment le comte leur accorda ce qu’ils demandoient, et comment les blancs chaperons ne furent point mis jus.


Les nouvelles de cestui navieur bourgeois de Gand que on tenoit en la prison du comte à Erclo, que le baillif ne vouloit pas rendre, s’épandirent parmi la ville de Gand ; et en commencèrent plusieurs gens à murmurer et à dire que ce ne faisoit mie à souffrir, et que par être trop mol, les franchises de Gand se pourroient perdre, qui étoient si très nobles. Jean Lyon, qui ne tendoit que à une chose, c’étoit de entouiller tellement la ville de Gand envers le seigneur que on ne la pût ni sçût estouiller sans trop grand dommage, n’étoit mie courroucé de telles avenues ; mais voulsist bien que tous les jours il en advenist trente. Si boutoit paroles de côté et semoit couvertement aval la ville, et disoit : « Oncques, puis que offices furent achetés en une ville, les juridictions ne furent pleinement gardées. » Et mettoit ces paroles avant pour Gisebrest Mahieu ; et vouloit dire que il avoit acheté l’office des rivières et du naviage ; car il avoit bouté le navire en une nouvelle dette qui étoit grandement contre la franchise de Gand et les privilèges anciens : car le comte recevoit tous les ans trois ou quatre mille francs hors de la coutume ancienne ; dont les marchands et les navieurs anciens se plaignoient grandement. Et ressoignoient à venir à Gand ceux de Valenciennes, de Douay, de Lille, de Béthune et de Tournay ; et étoit une chose pourquoi ceux de Gand, voire la ville, pourroit être perdue ; car petit à petit on leur toldroit leurs franchises ; et si n’y avoit homme qui osât parler. Gisebrest Mahieu et le doyen des menus métiers qui étoit de son alliance, oyoient tous les jours de telles paroles à leurs oreilles et les reconnoissoient qu’elles venoient de Jean Lyon ; mais ils n’y pouvoient ni osoient remédier ; car Jean Lyon avoit jà tant semé de blancs chaperons aval la ville et donné aux compagnons hardis et outrageux que on ne l’osoit assaillir. Et aussi Jean Lyon n’alloit mie seul par la ville, car quand il issoit de sa maison, il avoit du moins deux ou trois cens blancs chaperons autour de lui, et aussi il n’alloit point aval la ville, si trop grand besoin n’étoit, et il faisoit très grandement prier pour avoir son conseil. Des incidences et avenues qui avenoient à Gand et au dehors contre les franchises de la ville étoit Jean Lyon bien joyeux ; et quand il étoit en conseil, ou il remontroit une parole en général au peuple, il parloit si belle réthorique et par si grand art que ceux qui l’oyolent étoient tout réjouis de son langage, et disoient communément et d’une voix, de quant que il disoit : « Il dit voir. » Bien disoit Jean Lyon par grand’prudence : « Je ne dis mie que nous affoiblissions ni amendrissions l’héritage de monseigneur de Flandre ; et si faire le voulions si ne pourrions-nous, car raison ni justice ne le pourroient souffrir ; ni aussi que nous querrons ne cautelions[1] nulle incidence par quoi nous soyons mal de lui, ni en son indignation ; car on doit toujours être bien de son seigneur : et monseigneur de Flandre est notre bon seigneur et un moult haut prince, cremu et renommé, qui nous a toujours tenus en grand’paix et en grand’prospérité ; lesquelles choses nous devons bien reconnoître. Et en devons plus souffrir, et tenus y sommes, que ce que il nous eût guerriés, travaillés, ni hériés pour avoir le nôtre. Et si en présent il est for-conseillé et informé contre nous et les franchises de la bonne ville de Gand, et que ceux de Bruges soient mieux en sa grâce que nous ne soyons, ainsi comme il appert par les fosseurs, lui étant à Bruges, qui sont venus briser sur notre héritage et tollir notre rivière, dont notre bonne ville de Gand seroit détruite et perdue, et qu’il veut faire faire, si comme renommée keurt, un chastel à Douse, à l’encontre de nous pour nous mettre en danger et en foiblesse, et que ceux de Bruges lui promettent et ont promis du temps passé, cela savons-nous tout clairement, que si ils avoient l’aisement et le cours de la rivière du Lis, ils lui donneroient par an dix ou douze mille francs : je dis et conseille que la bonne ville de Gand envoie par devers lui sages hommes, bien avisés et endoctrinés de parler, qui bien lui remontreront hardiment et par avis toutes choses, tant du bourgeois de Gand qui est en prison à Erclo[2], que son baillif ne veut rendre, que autres choses avenues dont la bonne ville de Gand ne se contente mie bien, et incidences qui tous les jours s’en peuvent avenir ; et, ces choses ouïes, lui dient que il ne pense mie ni ses consaulx que nous soyons si morts que, si besoin est, nous ne puissions, si nous voulons, résister. Et les réponses ouïes, la bonne ville de Gand aura avis de punir le mesfait sur ceux qui seront trouvés coupables envers li. »

Quand Jean Lyon ot remontré celle parole en la place qu’on dit au marché des vendredis, chacun dit : « Il dit bien. » Adonc se retrait chacun en sa maison. À ces paroles que Jean Lyon avoit remontrées, cil Gisebrest Mahieu n’avoit point été, car jà doutoit-il les blancs chaperons, mais Estiennart son frère y avoit été, qui toujours sortissoit le temps avenir. Si dit, quand il fut revenu : « Je vous disois bien, et ai toujours dit : par Dieu ! Jean Lyon nous détruira tous. À male heure fut quand vous ne me laissâtes convenir ; car si je l’eusse occis, j’en fusse trop légèrement venu au-dessus. Or, n’est-il pas en notre puissance que nous le puissions ni osions grever ni nuire ; il est plus fort en la ville que le comte n’y est sans nulle comparaison. » Gisebrest répondit et dit : « Tais-toi, sotereaulx. Quand je voudrai bien acertes, avec la puissance de monseigneur, tous les blancs chaperons seront rués jus ; et tels les portent maintenant qui temprement n’auront que faire de chaperons. »

Or furent enchargés, endittés et ordonnés, pour aller en messagerie devers le comte, aucuns sages et notables hommes de la ville de Gand ; et me semble que Gisebrest Mahieu, doyen des navieurs, fut un de ceux qui furent élus de y aller, pourtant qu’il étoit bien du comte ; et ce bout lui donna[3] Jean Lyon tant par cautèle, afin que s’ils rapportoient rien de contraire contre la ville et les franchises de Gand, il en fût plus demandé que les autres. Ils se partirent et trouvèrent le comte à Mâle. Je ne sais mie comment il les reçut, ou bellement ou laidement ; mais finablement ils exploitèrent si bien que le comte leur accorda toutes leurs requêtes : du bourgeois prisonnier que on tenoit à Erclo rendre à ceux de Gand ; de vouloir tenir toutes les franchises de Gand sans nul briser ni corrompre ; de défendre à ceux de Bruges que plus ne s’enhardissent de fosser sur l’héritage de Gand. Et ot là en convenant, pour mieux complaire à ceux de Gand, de remplir ce que fossé avoient ; et se partirent les Gantois sur cel état aimablement du comte, et retournèrent à Gand, et recordèrent tout ce qu’ils avoient trouvé au comte leur seigneur, et comment il vouloit tenir toutes les franchises sans nulle enfreindre ni briser ; mais il requéroit par douceur que ces blancs chaperons fussent mis jus.

En ces paroles les gens du comte ramenèrent le prisonnier de Erclo et le rendirent par la voie de rétablissement, ainsi que ordonné étoit, à la ville de Gand ; dont on ot grand’joie. À ces réponses faire[4] étoit Jean Lyon et le doyen des blancs chaperons, et dix ou douze des plus notables de leurs routes. Et quand ils orent ouï que le comte requéroit que les blancs chaperons fussent mis jus, si se turent ; mais Jean Lyon parla et dit : « Bonnes gens de Gand qui ci êtes, vous savez et avez vu et véez maintenant si blancs chaperons ne vous gardent mieux vos franchises et remettent sus que les vermeils ni les noirs, ni les chaperons d’autre couleur. Bien est qui on craint. Soyez tous sûrs et dites que je l’ai dit ; sitôt que les blancs chaperons seront jus, par l’ordonnance que monseigneur les veut abattre, je ne donrai de vos franchises trois deniers. » Celle parole aveugla si le peuple que tous partirent sans mot dire ; mais la greigneur partie, en r’alant en leurs maisons, disoit : « Il dit voir ; laissons le convenir ; encore n’avons-nous vu en lui que tout bien et profit pour notre ville. » Si demeura la chose en cel état ; et Jean Lyon fut en plus grand crémeur de sa vie que devant, et imagina tantôt l’affaire ainsi qu’il advint ; car bien véoit que Gisebrest Mahieu avoit en ce voyage brassé aucune chose contre lui au comte et contre ses compagnons, pourtant que le comte avoit fait si aimables réponses. Si contrepensa sur les penseurs[5] ; et ordonna secrètement à tous les capitaines des blancs chaperons, aux centeniers et cinquanteniers et déceniers, et leur dit : « Dites à vos gens que ils soient toujours nuit et jour pourvus et sur leurs gardes ; et si très tôt que ils sentiront ni verront nul émouvement, que ils se traient tous devers moi : encore vaut-il mieux que nous occions que fussions occis, puis que nous avons mis les choses si avant. » Tout ainsi comme il l’ordonna ils le tirent ; et se tint chacun sur sa garde.

  1. Imaginions avec artifice.
  2. Oudegherst, chap. 174, met Erclo au nombre des lieux privilégiés du quartier de Gand.
  3. Ce tour lui joua.
  4. Lorsque les députés firent leur rapport.
  5. Il opposa ruse à ruse.