Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LVII

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CHAPITRE LVII.


Comment ceux de Gand, après la mort de Jean Lyon, firent entre eux quatre capitaines, et comment, eux venus moult forts devant Courtray et Ypre, ouverture et recueil leur fut partout fait.


De la mort Jean Lyon furent tous réjouis ses ennemis, et ses amis courroucés. Si fut apporté à Gand ; et pour la mort de lui retourna toute leur route. Quand les nouvelles de la mort furent venues à Gand toutes gens furent durement courroucés ; car moult y étoit aimé, excepté de ceulx de la partie du comte. Si vinrent les gens d’église à l’encontre du corps ; et fut amené en la ville à aussi grand’solemnité que si ce fût le comte de Flandre ; et fut enseveli moult révéremment en l’église de Saint-Nicolas, et là fit-on ses obsèques et y gît. Pour ce si Jean Lyon fut mort, ne se brisèrent mie adoncques les convenances, que cils de Gand avoient à cils de Bruges ; car les Gantois avoient de Bruges pris bons ôtages, et les tenoient en la ville de Gand, pourquoi les obligations ne se pouvoient dérompre. De la mort Jean Lyon fut le comte grandement réjoui ; et aussi furent Gisebrest Mahieu et ses frères, et le doyen des menus métiers de Gand, et tous cils de la partie du comte. Si fit le comte plus fort que devant pourveoir ses villes et chastel, et envoya en la ville de Ypre grand’foison de bons chevaliers et écuyers de la chastellerie de Lille et de Douay et dit qu’il auroit temprement raison de ceux de Gand.

Tantôt après la mort Jean Lyon, ceux de Gand regardèrent qu’ils ne pouvoient longuement être sans capitaine ; si en ordonnèrent les doyens des métiers et les cinquanteniers des portes quatre à leur avis les plus oultrageux, hardis et entreprenans de tous les autres ; premièrement Jean Pruniaux, Jean Boule[1], Rasse de Harselle, Piètre du Bois ; et jurèrent toutes manières d’autres gens à obéir à ces capitaines, sans nulle exception et sur la tête ; et les capitaines jurèrent à garder l’honneur et les franchises de la ville. Ces quatre capitaines émurent cils de Gand à aller à Ypre et au Franc de Bruges[2], pour avoir l’obéissance d’eux, ou tout occire. Si se partirent de Gand les capitaines et leurs gens en grand arroy, et étoient bien douze mille tout armés au clair. Si cheminèrent tant, qu’ils vinrent à Courtray. Cils de Courtray les laissèrent entrer en leur ville sans danger ; car elle siéd en la chastellerie de Gand ; et se tinrent là tout aise, et se rafreschirent, et y furent deux jours. Au tiers jour ils s’en partirent et s’en allèrent vers Ypre, et emmenèrent avecques eux douze cents hommes, tout armés au clair, parmi les arbalêtriers de Courtray, et prirent le chemin de Tourhout. Quand ils furent venus à Tourhout, là s’arrêtèrent ; et eurent conseil les capitaines de Gand qu’ils envoyeroient trois ou quatre mille de leurs gens devant et le capitaine des blancs chaperons pour traiter à cils de Ypre, et la grosse bataille les suivroit par derrière, pour eux conforter, si mestier faisoit. Ainsi qu’il fut ordonné il fut fait ; et s’en vinrent iceux à Ypre. Quand le commun de Ypre et cils des menus métiers sçurent la venue de cils de Gand, si s’armèrent et s’ordonnèrent tous sur le marché ; et étoient bien cinq mille. Là n’avoient les riches hommes de la ville, ni les notables, nulle puissance. Les chevaliers, qui étoient en garnison de par le comte en la ville d’Ypre, s’en vinrent moult ordonnément à la porte de Tourhout, là où les Gantois étoient arrêtés devant les bailles, et requéroient que on les laissât entrer dedans. Ces chevaliers et leurs gens étoient tous rangés devant la porte et montoient bonne défense, ni jamais les Gantois n’y fussent entrés sans assaut et sans trop grand dommage : mais les menus métiers de la ville, voulussent ou non les gros, se partirent du marché et s’en vinrent devers la porte que les chevaliers vouloient garder, et dirent : « Ouvrez, ouvrez à nos bons amis et voisins de Gand ; nous voulons que ils entrent en notre ville. » Les chevaliers répondirent que non feroient, et qu’ils étoient là établis de par le comte de Flandre, et avoient à garder la ville, si la garderoient à leur loyal pouvoir ; et n’étoit mie en la puissance de ceux de Gand qu’ils y pussent entrer, si ce n’étoit par trahison. Paroles multiplièrent tant entre les gentils hommes et les doyens des menus métiers que on écria à eux : « À la mort ! Vous ne serez pas seigneurs de notre ville. » Là furent-ils assaillis roidement et reculés contre val la rue, car la force n’étoit pas la leur ; et en y eut morts cinq chevaliers, desquels messire Roubais et messire Houard de la Houarderie furent là occis, dont ce fut dommage. Et y fut en trop grand’péril messire Henry d’Antoing : à peine le purent aucuns riches hommes de la ville sauver. Toutes fois on le sauva, et en y eut sauvés grand’foison d’autres ; mais la porte fut ouverte, et y entrèrent les Gantois, et furent maîtres et seigneurs de la ville, sans ce que nul mal y fissent. Et quand ils eurent été deux jours léans et ils eurent pris la sûreté de cils de la ville, qui leur jurèrent en la forme et manière que ceux de Bruges, de Courtray, de Grand-Mont et du Dan avoient fait, et le tenroient, et de ce ils livrèrent ôtages, ils s’en partirent tout courtoisement et s’en retournèrent parmi Courtray à Gand.

  1. Meyer, dans les Annales de Flandre, liv. XIII, nomme en latin les quatre nouveaux chefs des Gantois, Joannes Prunellus, Joannes Bola, Razo Herzelensis et Petrus à Bosco.
  2. Franc de Bruges, contrée du comté de Flandre qui renfermait Bruges, Ostende, Nieuport, etc. etc. Ce pays fut ainsi nommé parce qu’autrefois il secoua le joug des Gantois, auquel il était soumis.