Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LVI

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CHAPITRE LVI.


Comment les messagers gantois retournèrent à Gand, comment ceux de Gand et ceux de Bruges promirent ensemble, et la mort de Jean Lyon.


Les nouvelles vinrent au comte de Flandre qui se tenoit à Mâle, et lui fut dit : « Sire, vous ne savez ; votre belle maison de Andrehen, qui tant vous a coûté à faire et que tant aimiez, est arse. » — « Arse ! » dit le comte, qui fut de ces nouvelles moult courroucé. « Si m’aist Dieu, sire ! voire. » — « Et comment ? » — « De feu de meschéance, comme on dit. » — « Hà ! dit le comte, c’est fait ! n’aura jamais paix en Flandre tant que Jean Lyon vive ; il le m’a fait ardoir couvertement ; mais ce lui ferai cher comparer. » Adonc fit-il venir les bourgeois de Gand devant lui et leur dit : « Males gens, vous me priez de paix l’épée en la main. Je vous avois accordé toutes vos requêtes ainsi que vous vouliez ; et vos gens m’ont ars l’hôtel au monde que je aimois le mieux. Ne leur sembloit-il pas que ils m’eussent fait des dépits assez, quand ils m’avoient occis mon baillif faisant son office, et desciré ma bannière et foulé aux pieds ? Sachez que, si ce ne fût pour mon honneur et que je vous ai donné sauf-conduit, je vous fisse à tous trancher les têtes. Partez de ma présence, et dites bien à vos males gens et orgueilleux de Gand que jamais paix ils n’auront, ni à nul traité je n’entendrai, tant que j’en aurai desquels que je voudrai ; et tous les ferai décoler, ni nul ne sera pris à merci. »

Ces bourgeois, qui étoient moult ébahis et moult courroucés de ces nouvelles, comme ceux qui nulle coulpe n’y avoient, se commencèrent à eux excuser et les bonnes gens de Gand ; mais excusance n’y valoit rien, car le comte étoit si courroucé qu’il n’en vouloit nulle ouïr. On les fit partir de la présence du comte, et montèrent à cheval, et retournèrent à Gand, et recordèrent comment ils avoient bien exploité et fussent venus à paix et à appointement envers le comte, si ce diable de chastel n’eût été ars. Outre, le comte les menaçoit grandement, et leur mandoit que jamais paix n’auroient si en auroit le comte tant à sa volonté que bien lui suffiroit. Les bonnes gens de la ville véoient bien que les choses alloient mal, et que les blancs chaperons avoient tout honni ; mais il n’y avoit si hardi qui en osât parler. Le comte de Flandre se partit de Mâle et s’en vint, lui et tous les gens de son hôtel, à Lille, et là se logea ; et manda là tous les chevaliers de Flandre et les gentilshommes qui de lui tenoient, pour avoir conseil comment il se pourroit maintenir de ses besognes et contrevenger de ceux de Gand qui lui avoient fait tant de dépits. Tous les gentilshommes de Flandre lui jurèrent à être bons et loyaux, ainsi que on doit être à son souverain seigneur, sans nul moyen. De ce fut le comte grandement réjoui : si envoya gens par tous ses chastels, à Tenremonde, à Riplemonde, à Alost, à Gavre, à Audenarde ; et partout fit grand garnisons.

Or fut trop grandement réjoui Jean Lyon quand il vit que le comte de Flandre vouloit ouvrer acertes, et qu’il étoit si enfellonni contre ceux de Gand qu’ils ne pourroient venir à paix, et qu’il avoit par ses subtils arts boutée la ville de Gand si avant dans la guerre qu’il convenoit, voulsissent ou non, qu’ils guerroyassent. Adonc dit-il tout haut : « Seigneurs, vous véez et entendez comment notre sire le comte de Flandre se pourvloit contre nous et ne nous veut recueillir à paix : si loue et conseille, pour le mieux, que, ainçois que nous soyons plus grévés ni oppressés, nous sachions lesquels de Flandre demeureront de-lez nous. Je réponds pour ceux de Grant-mont qu’ils ne nous feront nul contraire, mais seront volontiers de-lez nous ; aussi seront ceux de Courtray ; car c’est en notre chastellenie, et si est Courtray notre chambre[1]. Mais véez là ceux de Bruges qui sont grands et orgueilleux, et par eux toute cette félonnie est émue ; si est bon que nous allons devers eux, si forts que bellement ou laidement ils soient de notre accord. » Chacun répondit : « Il est bon. » Adonc furent ordonnés par paroisses tous ceux qui iroient en cette légation ; si s’ordonnèrent et pourvéirent, et tout par montre, ainsi que à eux appartenoit ; et se partirent de Gand entre neuf et dix mille hommes, et emmenèrent grand charroi et grands pourvéances ; et vinrent ce premier jour gésir à Douse. À lendemain ils approchèrent Bruges à une petite lieue près. Adonc se rangèrent-ils tous sur les champs et se mirent en ordonnance de bataille, et leur conroi derrière eux. Là furent ordonnés, de par Jean Lyon, aucuns doyens des métiers, et leur dit : « Allez-vous-en à Bruges, et leur dites que je et ceux de la bonne ville de Gand venons ici, non pour guerroyer ni eux gréver si ils ne veuillent, au cas que ils nous ouvriront debonnairement les portes ; et nous rapporterez s’ils nous voudront être amis ou ennemis ; et sur ce aurons avis. » Cils se partirent de la route qui ordonnés y furent ; et s’en vinrent aux bailles de Bruges, et les trouvèrent fermées et bien gardées. Ils parlèrent aux gardes et leur remontrèrent ce pourquoi ils étoient là venus. Les gardes répondirent que volontiers ils en iroient parler au brugemaistre et aux jurés qui là les avoient établis, ainsi qu’ils firent. Le brugemaistre et les jurés répondirent et dirent : « Dites-leur que nous en aurons avis et conseil ! » Ils retournèrent et firent cette réponse. Adonc se départirent des bailles les commis de Jean Lyon, et retournèrent vers leurs gens qui toujours tout bellement approchoient Bruges. Quand Jean Lyon ot ouï la réponse, si dit : « Avant ! allons de fait à Bruges ; si nous attendons que ils soient conseillés, nous n’y entrerons point, fors à peine ; si vaut mieux que nous les assaillons avant qu’ils se conseillent, par quoi soudainement ils soient surpris. » Cil propos fut tenu ; et vinrent les Gantois jusques aux barrières de Bruges et aux fossés, Jean Lyon tout premier, monté sur un cheval morel ; et mit tantôt pied à terre, et prit sa hache en sa main. Quand cils, qui gardoient le pas, qui n’étoient pas si forts adonc, virent là les Gantois venus en convenant pour assaillir, si furent tout effrayés ; et s’en allèrent les aucuns par les grands rues jusques au marché, en criant : « Véez-les-ci, véez les ci les Gantois ! or tôt aux défenses ! ils sont jà devant nous et devant nos portes. » Ceux de Bruges qui s’assembloient au marché pour eux conseiller furent tout effrayés ; et n’eurent les grands maîtres nul loisir de parler ensemble ni de ordonner nulles de leurs besognes, et vouloient la greigneur partie de la communauté que tantôt on leur allât ouvrir les portes. Il convint que ce conseil fût cru et tenu, autrement la chose eût mal allé sur les riches hommes de la ville. Et s’en vinrent le brugemaistre et tous les échevins, et moult d’autres à la porte où les Gantois étoient qui trop grand’apparence d’assaillir faisoient. Le brugemaistre et les seigneurs de Bruges[2], qui l’avoient à gouverner pour ce jour, firent ouvrir le guichet et vinrent aux bailles parlementer à Jean Lyon. En ce parlement ils furent si bien d’accord que par un grand amour on leur ouvrit les bailles et la porte, et entrèrent tous dedans. Et chevauchoit Jean Lyon de-lez le brugemaistre, qui bien sembloit et se montroit être hardi et courageux hom ; et toutes ses gens armés au clair le suivoient par derrière. Et fut adonc très belle chose d’eux voir entrer par ordonnance en Bruges ; et s’en vinrent ens ou marché. Ainsi comme ils venoient, ils s’ordonnoient et rangeoient sur la place, et tenoit Jean Lyon un blanc bâton en sa main.

Entre ceux de Gand et de Bruges furent là faites alliances, et jurées et enconvenancées, qu’ils devoient toujours demeurer l’un de-lez l’autre, ainsi comme bons amis et voisins ; et les pouvoient ceux de Gand semondre, mander et mener avecques eux partout où ils voudroient aller. Assez tôt après que les Gantois furent venus et rangés sur le marché, Jean Lyon et aucuns capitaines de ses gens montèrent haut en la halle, et là fit-on un ban de par la bonne ville de Gand et un commandement : que chacun se trait bellement à l’hôtel et doucement, et se désarmât, et ne fît noise ni hutin, sur la tête à perdre, et que chacun selon celle ordonnance fît son enseigne en son hôtel, et que nul ne se logeât l’un sur l’autre ni ne fît noise au loger, parquoi tençon ni estrif pussent mouvoir, sur peine de la tête ; et que nul ne prît rien de l’autre que il ne payât tantôt et sans délai, et tout sur la tête. Ce ban fait, on en fit un autre de par la ville de Bruges, que chacun et chacune reçût bellement et doucement en ses hôtels les bonnes gens de Gand, et que on leur administrât vivres et pourvéances selon le fuer commun de la ville, ni nulle chose n’en fût renchérie, ni que nul n’émût noise ni débat, ni émouvement quelconque ; et toutes celles choses sur la tête. Adonc se retrait chacun en son hôtel. Et furent en cel état ceux de Gand en la ville de Bruges moult amiabiement deux jours ; et se obligèrent et allièrent l’un à l’autre moult grandement. Ces obligations prises et faites, escriptes et scellées, au tiers jour ceux de Gand se partirent et s’en allèrent devers la ville du Dan[3] où on leur ouvrit les portes tantôt et sans délai ; et y furent les Gantois recueillis moult courtoisement, et y séjournèrent deux jours. En ce séjour moult soudainement prit à Jean Lyon une maladie dont il fut tout enflé ; et la propre nuit que la maladie le prit il avoit soupé en grand revel avecques damoiselles de la ville, parquoi les aucuns veulent dire et maintenir qu’il fut empoisonné. De cela je ne sais rien, ni je n’en voudrois parler trop avant, mais je sais bien que, à lendemain que la maladie le prit la nuit, il fut mis en une litière et apporté à Ardembourch. Il ne put aller plus avant, et là mourut, dont ceux de Gand furent moult courroucés et trop grandement desbaretés.

  1. Cela veut dire que Courtray était du district de Gand. Suivant P. d’Oudegherst, chap. 164 des Chroniques de Flandre, la ville de Gand est la première des principales lois de la Flandre flamingante, et Courtray était une des villes du quartier de Gand. Il est dit ci-après que Courtray était de la châtellenie de Gand.
  2. Par les seigneurs de Bruges, ou doit entendre ici les magistrats.
  3. Aujourd’hui Damme au nord-est de Bruges.