Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXV

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CHAPITRE LXV.


Comment messire Thomas, comte de Bouquenghen, mains-né fils du roi Édouard d’Angleterre, à grosse armée passa la mer et entra en Artois pour aller par terre en l’aide du duc de Bretagne.


Vous avez bien ouï recorder que quand le duc de Bretagne issit hors d’Angleterre, que le roi Richard et ses oncles lui orent en convenant qu’ils le conforteroient de gens d’armes et d’archers ; et lui tinrent ce convenant, combien que il ne leur en chéi pas bien ; car ils lui envoyèrent messire Jean d’Arondel atout deux cents hommes d’armes et autant d’archers. Et cils orent une si dure fortune sur mer qu’ils furent péris ; et se sauvèrent à grand’mésaise messire Hue de Cavrelée, et messire Thomas Trivet ; et en y ot bien péris quatre-vingts hommes d’armes et autant ou plus d’archers. Si fut sur celle fortune celle armée route, dont le duc de Bretagne s’émerveilloit moult ; et aussi faisoient cils de son côté de ce qu’ils n’oyoient nulles nouvelles d’Angleterre ; et ne pouvoit penser ni imaginer à quoi il tenoit ; et vit volontiers que il fût conforté, car il étoit âprement guerroyé de messire Olivier de Cliçon, de messire Guy de Laval et de messire Olivier de Claiquin, comte de Longueville, du seigneur de Rochefort et des François qui se tenoient sur les frontières de son pays. Si ot conseil le duc qu’il envoieroit suffisans hommes en Angleterre pour savoir pourquoi ils ne venoient et pour avoir confort hastivement, car il lui besognoit. Si en furent priés du duc et de ceux du pays qui avecques lui se tenoient pour aller en ce voyage, le sire de Beaumanoir et messire Eustache de la Houssoye. Ils l’accordèrent et répondirent qu’ils iroient volontiers. Si leur furent lettres baillées, escriptes et scellées de par le duc et de par le pays. Si se partirent de Bretagne et montèrent en mer assez près de Vennes, et orent vent à volonté, et arrivèrent sans péril et sans dommage à Hantonne. Si issirent du vaissel, et montèrent à cheval, et vinrent à Londres. Ce fut environ la Pentecôte l’an de grâce mil trois cent quatre vingt.

De la venue du seigneur de Beaumanoir et du seigneur de la Houssoye furent tantôt certifiés le roi et ses trois oncles. La fête de la Pentecôte vint : si voult le roi tenir sa fête à Vindesore ; et là furent ses oncles, et grand’foison de barons et de chevaliers d’Angleterre ; et là vinrent les deux chevaliers dessus dits et nommés, qui furent bellement reçus du roi et des barons d’Angleterre ; et baillèrent leurs lettres au roi et à ses oncles. Si les lurent, et connurent comment le duc de Bretagne et son pays prioient affectueusement qu’ils fussent confortés. Adonc sçurent les deux thevaliers la mort de messire Jean d’Arondel et des autres qui étoient péris sur mer en allant en Bretagne. Et s’excusa bien le duc de Lancastre que ce n’étoit mie la coulpe du roi ni de son conseil, mais la fortune de mer contre qui nul ne peut résister quand Dieu veut. Les chevaliers, à ces paroles, tinrent bien le roi et son conseil pour excusés, et plaignirent grandement la mort des bons chevaliers et écuyers qui péris étoient sur mer. La fête de la Pentecôte passée, un parlement se tint à Wesmoustier ; et y furent mandés tous cils du conseil du roi. À ce parlement vinrent prélats, barons, chevaliers d’Angleterre et tous cils qui du conseil étoient.

Entrementes que ces choses s’approchoient et ordonnoient, trépassa de ce siècle le gentil et vaillant chevalier messire Guichart d’Angle, comte de Hostidonne, en la cité de Londres ; et lui fit le roi faire son obsèque très révéremment ; et y ot grand’foison de prélats et de barons d’Angleterre ; et chanta la messe l’évêque de Londres. Tantôt après commencèrent les parlemens. Adonc fut ordonné que messire Thomas, mains-né fils[1] du feu roi d’Angleterre, passeroit la mer et venroit prendre terre à Calais et passeroit, si Dieu l’ordonnoit, parmi le royaume de France, à quatre mille hommes d’armes et trois mille archers, et venroit en Bretagne, accompagné de comtes, de barons et de chevaliers, ainsi comme à fils de roi appartenoit, et qui entreprend un si haut voyage que de passer parmi le royaume de France qui est si grand et si noble, et où tant a de bonne et de noble chevalerie.

Quand ces choses furent conseillées et arrêtées, et le voyage du tout accordé, le roi d’Angleterre et ses oncles rescripsirent lettres au duc de Bretagne et au pays, et leur mandèrent une partie de leur entente et du conseil parlementé et arrêté à Londres, et que à ce n’y auroit nulle défaute que le comte de Bouquenghen en celle saison ne passât. Le roi d’Angleterre honora moult les chevaliers, et leur donna de beaux dons ; et aussi firent ses oncles ; et partirent et retournèrent en Bretagne, et donnèrent leurs lettres au duc qui les ouvrit et lut, et vit tout ce qu’elles contenoient. Si les montra au pays, lequel se contenta de ces réponses, et se ordonnèrent sur ce. Et le roi d’Angleterre et ses oncles ne mirent mie en oubli le voyage qui étoit empris ; mais furent mandés tous ceux qui élus étoient d’aller avec le comte de Bouquenghen, les barons d’un lez et les chevaliers d’autre ; et furent payés et délivrés à Londres pour trois mois ; et commençoient leurs gages à entrer sitôt comme ils étoient arrivés à Calais, tant de gens d’armes comme d’archers ; et leur délivroit le roi passage à ses frais. Si vinrent à Douvres ; et passèrent petit à petit, et arrivèrent à Calais ; et mirent plus de quinze jours à passer, ainçois que ils fussent venus.

Bien véoient ceux de Bologne que grands gens d’armes issoient hors d’Angleterre et passoient la mer, et arrivoient à Calais : si le signifièrent sur le pays et par toutes les garnisons, afin qu’ils ne fussent surpris. Lorsque les nouvelles furent sçues en Boulonois et en Theruennois et en la comté de Guines, si s’avisèrent chevaliers et écuyers du pays ; et firent retraire ens ès forts tout ce que leurs gens avoient, si ils ne le vouloient perdre ; et les capitaines, tels que le capitaine de Boulogne, le capitaine d’Ardre, de le Montoire, d’Esprolecque, de Tournehen, de Hames, de Licques et des chasteaux sur les frontières entendirent grandement à pourvoir leurs lieux, car bien savoient, puisque les Anglois passoient à telles flottes, que ils aroient l’assaut.

Les nouvelles du passage furent signifiées au roi Charles de France, qui se tenoit à Paris. Si envoya tantôt devers le seigneur de Coucy, qui étoit à Saint-Quentin, qu’il se pourvéist de gens d’armes et s’en allât en Picardie, et réconfortât les villes, les cités et les chasteaux. Le sire de Coucy obéit au commandement du roi, ce fut raison ; et réveilla chevaliers et écuyers d’Artois, de Vermandois, de Picardie ; et fit son mandement à Péronne en Vermandois. Et étoit capitaine d’Ardre pour ce temps le sire de Saint-Py, de Boulogne messire Jean de Longviliiers, et de Montreuil sur mer messire Jean de Fosseux. Si arriva à Calais trois jours devant la Magdelaine au mois de juillet le comte de Bouquenghen, l’an mil trois cent et quatre vingt.

Quand le comte de Bouquenghen fut arrivé à Calais, les compagnons en orent grand’joie, car bien savoient que point longuement ne séjourneroient là qu’ils n’allassent en leur voyage. Le comte se rafreschit deux jours à Calais, et au tiers jours partirent et se mirent sur les champs, et prirent le chemin de Marquigne.

Or est-il droit que je vous nomme les bannerets et pennonceaux qui là étoient : premièrement le comte Thomas de Bouquenghen, le comte de Stanfort qui avoit sa nièce épousée, fille au seigneur de Coucy, le comte de Devensière. Après chevauchoient, bannières déployées, le sire de Latimer, qui étoit connétable de l’ost, et puis le sire de Fit-Vatier, maréchal ; après, le sire de Basset, le seigneur de Boursier, le sire de Ferrières, le sire de Morlay, le sire d’Orsy, messire Guillaume de Windesore, messire Hue de Cavrelée, messire Robert Canolle, messire Hue de Hastingues, messire Hue de la Zouche. À pennons, messire Thomas de Percy, messire Thomas Trivet, messire Guillaume Clinton, messire Yon de Fit-Varin, mesire Hugues Teriel, le seigneur de Warchin, messire Eustache et messire Jean Harleston, messire Guillaume de Fermiton, messire Guillaume de Brianne, messire Guillaume Drayton, messire Guillaume Faubre, messire Jean et messire Nicole d’Aubrecicourt, messire Jean Mase, messire Thomas Camoys, messire Raoul, fils du seigneur de Neufville, messire Henry de Ferrières le bâtard, messire Hugues Broc, messire Geffroy Oursellé, messire Thomas West, le seigneur de Saint-More, David Hollegrave, Huguelin de Cavrelée, bâtard, Bernard de Cederières et plusieurs autres.

Si chevauchoient ces gens d’armes en bonne ordonnance et en grand arroy ; et n’allèrent, le jour qu’ils issirent de Calais, plus avant que à Marquigne, et là s’arètèrent pour entendre à leurs besognes et avoir conseil entre eux, lesquels chemins ils tendroient pour accomplir leur voyage ; car il y avoit plusieurs en la route qui oncques mais n’avoient été en France, comme le fils du roi et plusieurs barons et chevaliers. Si étoit bien chose raisonnable que ceux qui connoissoient le pays et le royaume, et qui autrefois l’avoient passé et chevauché, eussent tel avis et gouvernement que à leur honneur ils accomplissent leur voyage. Voir est que quand les Anglois, du temps passé, sont venus en France, ils ont eu telle ordonnance entr’eux, que les capitaines juroient en la main du roi d’Angleterre et de son conseil trois choses ; elles sont telles : que à créature du monde fors entre eux, ils ne révéleroient leurs secrets ni leur voyage, ni là où ils tendroient à aller ; la seconde chose est que ils accompliroient leur voyage à leur pouvoir ; la tierce chose est que ils ne peuvent faire aucuns traités à leurs ennemis, sans le sçu et la volonté du roi et de son conseil.

Quand iceulx barons et écuyers se furent arrêtés et reposés à Marquigne trois jours, et que tous ceux furent venus et issus de Calais qui au voyage devoient aller, et que les capitaines eurent avisé à leurs besognes et quel chemin ils tiendroient, au quatrième jour ils se départirent et mirent à chemin en très bonne ordonnance ; et passèrent tout par devant Ardre, et là boutèrent hors leurs bannières le comte d’Asquesuffort et le comte de Devensière ; et arrêta tout l’ost devant la bastide pour eux montrer aux gens d’armes qui dedans étoient. Et là fut fait chevalier du comte de Bouquenghen le comte de Devensière et le sire de Morlay. Et mirent ces deux seigneurs là premièrement hors leurs bannières. Encore fit le comte de Bouquenghen chevaliers ceux qui s’ensuivent : le fils du seigneur de Fit-Vatier, messire Roger d’Estrangne, messire Jean d’Ypre, messire Jean Colé, messire Jame de Citelée, messire Thomas Jonneston, messire Jean de Neufville, messire Thomas Roselée ; et vint l’ost gésir à Hoske sur une moult belle rivière ; et furent faits ces chevaliers nouveaux pour la cause de ceux de l’avant-garde, qui s’en allèrent ce jour par devers une forte maison séant sur la rivière, qu’on dit Frolant. Dedans avoit un écuyer à qui cette maison étoit, que on clamoit Robert, et étoit bon homme d’armes ; si avoit garnie et pourvue sa maison de bons compagnons, qu’il avoit pris et recueillis là environ. Et étoient bien quarante, et montrèrent bon semblant d’eux défendre ; car ces barons et chevaliers, en leur nouvelle chevalerie, environnèrent la tour de Frolant et la commencèrent à assaillir de grand’volonté, et ceux de dedans à eux défendre. Là ot fait par assaut maintes belles appertises d’armes ; et traioient ceux de dedans moult âprement, dont ils navrèrent et blessèrent aucuns des assaillans qui s’abandonnoient trop avant. Car il y avoit de bons arbalêtriers que le capitaine de Saint-Omer, messire Baudouin d’Ennekins, avoit envoyés à la requête de l’écuyer, car bien pensoit que les Anglois passeroient par devant sa maison. Si la vouloit tenir et garder à son pouvoir, ainsi qu’il fit, car il se porta vaillamment. Là dit une haute parole le comte de Devensière, qui étoit sur les fossés, sa bannière devant lui, qui moult encouragea ses gens : « Et comment, seigneurs ! en notre nouvelle chevalerie nous tiendra meshui ce colombier ? Bien nous devront tenir les forts chasteaux et les fortes places qui sont au royaume de France, quand une telle maison nous tient. Avant, avant ! montrons chevalerie ! » Bien notèrent ceux qui l’entendirent celle parole et s’épargnèrent moins que devant ; et entrèrent abandonnément dedans les fossés ; et passoient aucuns sus pavois afin que la bourbe ne les engloutit ; et vinrent jusques au mur ; et là traioient archers si ouniement que à peine se osoit montrer nul aux défenses. Si en y ot du trait plusieurs blessés et navrés, et la basse-cour fut prise et arse, et les tours fort assaillies. Finablement ils furent tous pris ; mais moult vaillamment se vendirent ; et n’y ot oncques homme qui ne fût blessé. Ainsi fut la maison de Frolant prise, et Robert Frolant dedans, et prisonnier au comte de Devensière, et les autres à ses gens ; et tout l’ost se logea sur la rivière de Hoske, en attendant messire Guillaume de Vindesore qui menoit l’arrière-garde, qui point n’étoit encore venu : mais il vint ce soir. Et lendemain se délogèrent tous ensemble et partirent en ordonnance, et chevauchèrent ce jour jusques à Esproleque, et là se logèrent. Le capitaine de Saint-Omer, qui sentoit les Anglois si près de lui, réconforta les guets et fit toute la nuit veiller plus de trois mille hommes, par quoi la ville de Saint-Omer ne fût surprise des Anglois.

  1. Thomas Woodstock, dernier des fils du roi Édouard III, fait duc de Buckingham par Richard II, puis duc de Glocester.