Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 97-102).

CHAPITRE LXVI.


Comment le comte de Bouquinghen et son arroi traversèrent Artois, Vermandois et Champagne, et passèrent la rivière de Saine en allant emprès Troyes ; et de leurs aventures en celui voyage.


À lendemain, ainsi comme à six heures, se délogèrent les Anglois de Esproleque, et chevauchèrent en ordonnance de bataille devers Saint-Omer. Ceux de la ville de Saint-Omer, quand ils sentirent que les Anglois venoient, ils s’armèrent tous, ainsi que commandé leur étoit, et s’ordonnèrent aux crénaux moult étoffément ; car on leur disoit que les Anglois les assaudroient. Mais ils n’en avoient nulle volonté ; car la ville est trop forte, et plus y pouvoient perdre que gagner. Toutefois le comte de Bouquinghen, qui oncques n’avoit été au royaume de France, voult voir Saint-Omer, pour ce que elle lui sembloit belle de murs, de portes, de tours et de beaux clochers. Si s’en vint arrêter sur une montagne à demi-lieue près ; et là fut l’ost rangé et ordonné en bataille plus de trois heures ; et là ot aucuns jeunes chevaliers et écuyers, montés sur fleurs de coursiers, qui éperonnèrent jusques aux barrières et demandèrent joute de fers de glaives aux chevaliers et écuyers qui dedans Saint-Omer étoient. Mais ils ne furent point répondus ; et si s’en retournèrent arrière en l’ost, en éperonnant leurs coursiers et en faisant grand semblant de vouloir faire fait d’armes.

Ce jour que le comte de Bouquinghen vint devant Saint-Omer à la vue de ceux de la ville, il fit chevaliers nouveaux, premièrement messire Raoul, fils du seigneur de Neufville, messire Berthelemieu, fils du seigneur de Boursier, messire Thomas Camois, messire Foulques Courbet, messire Thomas d’Anglure, messire Raoul de Pipes, messire Louis de Saint-Aubin, messire Jean Paulle. Ces nouveaux chevaliers en leur chevalerie, qui étoient montés sur bons coursiers, vinrent jusques aux barrières et demandèrent joute ; mais point n’en furent répondus ; et retournèrent pour la doute du trait, car ils ne vouloient mie perdre leurs chevaux. Quand le comte de Bouquinghen et ses agens virent que les seigneurs de France, qui dedans Saint-Omer étoient, ne se mettoient point aux champs à l’encontre d’eux, si passèrent outre moult ordonnément et tout le pas, et s’en vinrent loger ce jour aux Échelles, en-my de Saint-Omer et de Thérouenne, et là se tinrent toute la nuit ; et lendemain ils se partirent et cheminèrent vers Thérouenne.

Quand ceux de la garnison de Boulogne, d’Ardre, de Tournehen, de le Montoire, de Hames, et des chasteaux de la comté de Boulogne, d’Artois et de Guines, virent le convenant des Anglois, qui alloient toujours sans eux arrêter, si signifièrent leurs volontés l’un à l’autre, en disant que il les feroit bon poursuir, et que on y pourroit bien gagner. Si se recueillirent tous, et assemblèrent dessous les pennons du seigneur de Fransures et du seigneur de Saint-Py, et se trouvèrent bien deux cents lances ; si commencèrent à costier et poursuir les Anglois. Mais les Anglois se tenoient tous ensemble, ni point ne se déroutoient ; ni on ne s’osoit bouter en eux, qui ne vouloit tout perdre. Toutes fois ces chevaliers François et écuyers ratteignoient à la fois et ruoient jus les fourrageurs anglois, par quoi ils étoient plus ressoignés ; et n’osoient mie les fourrageurs chevaucher ni aller en fourrage fors en grands routes. Si en y avoit aucune fois de rués jus et pris des uns et des autres ; et puis fait échanges et parçons tels que les faits d’armes demandent. Quand le comte de Bouquinghen et son ost furent partis de Marquingen, ils chevauchèrent ce jour vers Thérouenne et passèrent outre sans rien faire ; car le sire de Saint-Py et le sire de Fransures y étoient et leurs routes. Si vinrent à Biterne, et là se rafreschirent un jour et reposèrent : je vous dirai pourquoi.

Vous savez, si comme il est ci-dessus contenu dans l’histoire, comment le roi Richard d’Angleterre, par la promotion de ses oncles et de son conseil, avoit envoyé en Allemagne son chevalier messire Symon Burlé devers le roi des Romains, pour avoir sa sueur en mariage. Le chevalier avoit si bien exploité que le roi des Romains lui avoit accordé par le bon conseil des hauts barons de sa cour. Et envoyoit le roi des Romains en Angleterre, avecques messire Burlé, le duc de Tassen, pour aviser le royaume d’Angleterre pour savoir comment il plairoit à sa suer, et pour confirmer là les ordonnances ; car le cardinal de Ravennes étoit en Angleterre, qui se tenoit urbaniste, et convertissoit les Anglois à l’opinion du pape Urbain ; et attendoit la venue du duc dessus nommé, lequel, à la prière du roi d’Allemagne et du duc de Brabant et de madame de Brabant, lui et toute sa route avoient sauf-conduit pour passer parmi le royaume de France et d’aller à Calais. Si étoient venus par Tournay, par Lille et Béthune ; et vinrent à Biterne voir le comte de Bouquinghen et les barons, lesquels recueillirent le duc de Tassen et ses gens moult honorablement ; et lendemain prirent congé les uns des autres. Si passèrent les Allemands outre, et vinrent à Aire et à Saint-Omer, et puis à Calais. Le comte de Bouquinghen et son ost chevauchèrent leur chemin et passèrent Lille, et vinrent loger ce jour à Bruais lès Bussières : si se tinrent là ; et tous les jours les poursuivoient le sire de Saint-Py, le sire de Fransures et leurs routes, mais toutes les nuits ils gissoient ès villes fermées.

Quand ce vint au matin, dont la nuit tout l’ost avoit geu à Bruais, ils se levèrent et appareillèrent : si sonnèrent leurs trompettes de département ; si s’aroutèrent sus les champs, et chevauchèrent vers Béthune. En la ville de Béthune avoit grand’garnison de gens d’armes, chevaliers et écuyers, que le sire de Coucy, qui se tenoit à Arras, y avoit envoyés, tels que : le seigneur de Hangest, messire Jean et messire Tristan de Roye, messire Geoffroy de Chargny, messire Guy de Harecourt et moult d’autres. Si passa tout l’ost des Anglois à la vue de Béthune, à l’heure de tierce, tout outre, ni oncques n’y firent semblant d’assaillir ; et vinrent gésir à Sanchières. À heure de vespres vinrent le sire de Saint-Py et le sire de Fransures : si se boutèrent en Béthune, et lendemain bien matin ils s’en partirent et chevauchèrent vers Arras ; et là trouvèrent le seigneur de Coucy qui les reçut liement, et leur demanda des nouvelles, et quel chemin les Anglois tenoient. Les chevaliers lui répondirent ce qu’ils en savoient, et qu’ils avoient geu à Sanchières, et chevauchoient trop sagement, car point ne se déroutoient, mais se tenoient toudis ensemble. Donc dit le sire de Coucy : « Ils cheminent par apparent ainsi que gens qui demandent bataille ; si l’auront, si le rot mon sire m’en veut croire, ainçois qu’ils aient paracompli leur voyage. » Ainsi disoit le sire de Coucy ; et le comte de Bouquinghen et tout l’ost cheminèrent ce jour depuis qu’ils furent partis de Sanchières ; et passèrent au dehors d’Arras moult arréement en ordonnance de bataille, bannières et pennons ventilans, et tant que ceux qui étoient montés dedans les portes et ès clochers les pouvoient bien aviser. Si passèrent ce jour tout outre sans rien faire ; et vinrent loger à Avesnes-le-Comte, et le lendemain à Miraumont, et puis à Clary sur Somme, car ils poursuivoient les rivières. Quand le sire de Coucy, qui se tenoit à Arras, entendit que ils prendroient ce chemin, si envoya le seigneur de Hangest à Bray sur Somme, et en sa compagnie trente lances, chevaliers et écuyers, et à Péronne messire Jacques de Werchin, sénéchal de Hainaut, et le seigneur de Haverech, et messire Jean de Roye, et messire Girard de Marquelies et des autres chevaliers et écuyers de là environ. Et il s’en alla vers Saint-Quentin ; et envoya le seigneur de Clary, messire Tristan de Roye et messire Guy de Harecourt à Ham en Vermandois, dont il se tenoit ainsi que sire, pour entendre à la ville remparer, car elle est grande et étendue et mal fermée. Si ne vouloit mie que par sa négligence elle reçût nul dommage.

La nuit que les Anglois se logèrent à Clary sur Somme, s’avisèrent aucuns chevaliers de leur côté, tels que messire Thomas Trivet, messire Guillaume Clinton, messire Yon Fit-Waren, par l’émouvement du seigneur de Werchin, qui connoissoit tout le pays et qui sentoit le seigneur de Coucy à grands gens d’armes en la cité d’Arras, qu’ils chevaucheroient au matin avecques les fourrageurs de l’ost, à savoir si ils trouveroient chose qui bonne leur fût ; car ils désiroient à faire faits d’armes. Ainsi comme ils avisèrent ils le firent ; et se partirent environ trente lances et firent leurs chevaucheurs et fourrageurs aller devant, et chevauchèrent à l’aventure.

Ce propre jour au matin, partit d’Arras le sire de Coucy à grand’route, et prit le chemin de Saint-Quentin. Quand ils furent sur les champs, le sire de Brimeu et ses enfans, et environ trente lances, issirent hors de la route du seigneur de Coucy, ainsi que ceux qui désiroient les armes et qui demandoient aventure. Si se trouvèrent sur les champs Anglois et François ; et virent bien et aperçurent qu’il les convenoit combattre. Si éperonnèrent l’un contre l’autre, en écriant leurs cris. De première venue il y en eut de rués jus, de morts et de blessés de l’une partie et de l’autre, et y eut faites plusieurs appertises d’armes. Et se mirent tantôt à pied l’un contre l’autre, et commencèrent à pousser de lances ; et moult bien se portèrent d’un côté et d’autre. Là véoit on les plus forts et les plus apperts et les mieux combattans ; et furent en cel état environ une heure, toujours combattant et poussant, et faisant d’armes ce que on en pouvoit par raison faire, que on ne sçût à dire ni juger, qui les vît, lesquels en auroient le meilleur. Mais finablement la place demeura aux Anglois, et l’obtinrent ; et prit messire Thomas Trivet le seigneur de Brimeu et ses deux fils Jean et Louis ; et y eut là pris sur la place environ seize hommes d’armes : le demourant se sauvèrent ou furent morts. Ainsi alla de cette aventure aux gens du seigneur de Coucy. Et retournèrent messire Thomas Trivet et sa route en l’ost à tout leur gain ; et furent là bien venus du comte de Bouquinghen et des autres ; ce fut raison. Si séjourna l’ost sur la rivière de Somme en venant à Péronne, un jour et une nuit, pourtant que ce jour ils firent leurs montres ; car ils entendoient par leurs prisonniers que le sire de Coucy étoit à Péronne et avoit bien mille lances, chevaliers et écuyers. Si ne savoient s’ils les voudroient combattre.

Le propre jour que on fist les montres, se boutèrent hors de l’ost avec les fourrageurs, et de l’avant-garde, le seigneur de Vertaing et Fierabras le bâtard, son frère, messire Yon Fit-Waren et plusieurs autres ; et vinrent courir jusques au mont Saint-Quentin, et là se tinrent en embûche, car bien savoient que à Péronne étoient le sénéchal de Hainaut, le sire de Haverech et grands gens d’armes, chevaliers et écuyers du pays ; et sentoient le jeune sénéchal de Hainaut si oultrecuidé qu’il istroit hors de Péronne, ainsi qu’il fit. Ceux de l’avant-garde si envoyèrent courir dix hommes d’armes devant Péronne ; Thierry de Sommaing, le Bâtard de Vertaing, Huguelin de Cavrelée, Hopekin Hay et des autres, lesquels montés sur fleurs de coursiers s’en vinrent éperonnant jusqu’aux barrières de Péronne. Le sénéchal de Hainaut et ses gens qui là se tenoient étoient tout appareillés, et firent ouvrir les barrières ; et s’en issirent bien cinquante lances, et cuidèrent ces compagnons coureurs attraper ; car ils se mirent en chasse sur les champs après eux ; et cils à fuir vers leur embûche, et eux après. Là chevauchoit le sénéchal de Hainaut, son pennon devant lui, monté sur fleur de coursier. Quand ceux de l’embûche virent comment les François chassoient, si en furent tout réjouis ; et découvrirent leur embûche, mais ce fut un peu trop tempre ; car quand le sénéchal de Hainaut, le sire de Haverech et les autres virent venir celle grosse route, et tous bien montés, ils jouèrent de la retraite ; et là sçurent chevaux que éperons valoient ; car tant qu’ils pouvoient escacher, ils ne cessèrent jusques à tant qu’ils furent sur la chaussée ; et trouvèrent bien à point ces seigneurs les barrières ouvertes. Toute fois ils furent de si près poursuivis, qu’il convint demeurer prisonniers devers les Anglois, des gens du sénéchal, messire Girard de Marquillies, messire Louis de Vertaing, cousin au seigneur de Vertaing qui là étoit, Houard de la Houardière, Brulhart de Saint-Hilaire et bien dix hommes d’armes ; tous les autres se sauvèrent. Quand les Anglois sçurent que le sénéchal de Hainaut, le sire de Haverech, le sire de Clary, messire Robert de Clermont, le sire de Saint-Dizier et bien vingt chevaliers, avoient été sur les champs, et tous s’étoient sauvés, si dirent : « Dieux, quel rencontre ! si nous les eussions tenus ils nous eussent payés quarante mille francs ! » Si retournèrent cils seigneurs en l’ost ; et n’y eut plus rien fait pour la journée.

Trois jours fut l’ost à Clary sur Somme et là environ. Au quatrième ils s’en partirent et vinrent loger en l’abbaye de Vaucelles[1], à trois petites lieues de Cambray, et lendemain ils s’en partirent et chevauchèrent vers Saint-Quentin ; et fit ce jour moult bel. On dit, et voir est, que les premiers chevauchans ont toudis les aventures, soit à perte ou à gain : je le dis pour ceux de l’avant-garde qui chevauchoient avec les fourrageurs. Ce propre jour chevauchoient les gens du duc de Bourgogne, environ trente lances ; et venoient d’Arras à Saint-Quentin, car là étoit le duc de Bourgogne. Messire Thomas Trivet, messire Yon Fit-Waren, le sire de Wertaing, messire Guillaume Clinton, qui étoient en l’avant-garde avec les fourrageurs, ainsi qu’ils venoient à Farvaques pour prendre les logis, ils encontrèrent ces Bourguignons. Là convint-il avoir hutin, et y eut bataille ; mais elle ne dura pas longuement, car iceux Bourguignons furent tantôt éparpillés, les uns çà, les autres là ; et se sauva qui sauver se pot. Toutefois messire Jean de Mornay ne se sauva pas, mais demeura sur la place en bon convenant, son pennon devant lui ; et combattit ce que durer pot moult vaillamment ; mais finablement il fût pris, et dix hommes d’armes en sa compagnie ; et soupèrent celle nuit dedans les logis des compagnons, à Fon-Some[2] à deux lieues de Saint-Quentin, et ils cuidoient au dîner souper à Saint-Quentin. Ainsi va des aventures.

Lendemain au matin, quand le comte de Bouquinghen et les seigneurs eurent ouï messe en l’abbaye de Farvaques[3], et ils eurent mangé et bu un coup, si se ordonnèrent et appareillèrent, et mirent au chemin pour venir vers Saint-Quentin, en laquelle ville avoit grand’foison de gens d’armes, mais point n’issirent. Si y eut aucuns coureurs anglois qui allèrent courir jusques aux barrières et escarmoucher ; mais tantôt s’en partirent, car tout l’ost passa outre sans s’arrêter, et vint ce soir loger à Origny Sainte-Benoite et dedans les villages d’environ. En la ville d’Origny a une moult belle abbaye de dames[4]. Pour ce temps en étoit abbesse la tante du seigneur de Vertaing, qui étoit en l’avant-garde. À la prière de lui, l’abbaye et toute la ville fut sauvée d’ardoir et piller, et se logea le comte en l’abbaye ; mais ce soir et toute la nuit en suivant il y eut à Ribeumont[5], qui est moult près de là, grand’escarmouche d’Anglois et de François ; et en y eut des morts et des blessés d’une partie et d’autre. Au matin on se délogea d’Origny ; et s’en vint l’ost loger ce jour à Cressy sur Selle, et là logea un jour tout entier. Et au délogement on passa la rivière de Selle, et vint-on loger devant la cité de Laon ; et passa l’ost à Vaux dessous Laon, et y eut escarmouche des fourrageurs de l’avant-garde à Bruyères ; et vint ce jour loger l’ost à Sissone, et au lendemain passa l’ost la rivière d’Aine au Pont à Vaire, et vinrent loger à Hermonville et à Cormissi, à quatre lieues de la cité de Reims. Et vous dis qu’en ce chemin faisant, quoi qu’ils fassent en bon pays, gras et plantureux de vins et de vivres, ils ne trouvoient rien, car les gens avoient tout retrait dedans les bonnes villes et dedans les forts, et avoit le roi de France abandonné aux gendarmes de son pays tout ce qu’ils trouveroient au plat pays. Si eurent par plusieurs fois les Anglois grand’souffrance, et espécialement de chairs ; quand ils vinrent en la marche de Reims, n’avoient ils nulles. Si eurent avis, à leur délogement de Hermonville et de Cormissi, que ils enverroient un héraut à Reims pour traiter devers les bons hommes du plat pays qui là étoient retraits et devers les bourgeois de Reims qui avoient le leur aux villages, qu’ils leur voulsissent envoyer une quantité de bêtes, de pains et de vins, ou ils arderoient le plat pays. Cil avis fut tenu ; et envoyèrent un héraut à Reims, qui leur remontra toutes ces choses. Ils répondirent généralement qu’ils n’en feroient rien, et qu’ils fissent ce que bon leur sembleroit. Quand les Anglois ouïrent cette réponse, si furent courroucés. Lors envoyèrent ils tous leurs coureurs par les villages, et ardirent en une empainte[6] plus de soixante en la marche de Reims. Encore de rechef les Anglois sçurent que ceux de Reims avoient en leurs fossés mis à sauf garant toutes leurs blanches bêtes, qui là se quatissoient et paissoient : de ces nouvelles furent-ils moult réjouis ; et dirent ceux de l’avant-garde : « Allons, allons ! on se doit aventurer pour son vivre. » Lors s’en vinrent tous ceux de l’avant-garde chevauchant jusques sur les fossés de la cité de Reims, et là descendirent et firent leurs gens descendre et entrer ès fossés et chasser hors les bêtes. Ni nul n’osoit issir ni aller au devant, ni lui montrer aux créneaux ni au défenses, car les archers qui étoient rangés sur les fossés traioient si ouniement que nul n’osoit venir avant pour défendre la proie. Ainsi fut-elle toute mise hors des fossés, où bien eut plus de quatre mille bêtes, dont ils eurent grand’joie. Avec tout ce ils mandèrent à cils de Reims, qu’ils arderoient tous leurs bleds environ Reims s’ils ne le rachetoient de vivres, de pains et de vins. Cils de Reims doutèrent cette menace et pestillence d’ardoir leurs bleds aux champs ; si envoyèrent en l’ost six charées de pains et autant de vins. Parmi ce le bled et les avoines furent répités de non ardoir. Si passèrent au lendemain tous les Anglois en ordonnance de bataille devant la cité de Reims, et vinrent gésir à Beaumont sur Velle, car jà avoient-ils au dessous de Reims passé la rivière.

Au délogement de Beaumont sur Velle chevauchèrent les Anglois à mont pour passer la belle rivière de Marne : et vinrent à Condé sur Marne, et trouvèrent le pont défait ; mais encore étoient les estaches en l’eau : si trouvèrent planches, bois et merriens ; et firent tant qu’ils ordonnèrent un bon pont par où l’ost passa et vint ce jour loger à Genville sur Marne, et au lendemain en la ville de Vertus ; et là eut grand’escarmouche au chastel, et grand’plenté de gens blessés ; et se logea le comte de Bouquenghen en la ville de Vertus, et les autres par les villages environ. Si fut, la nuit, la ville de Vertus toute arse hors mis l’abbaye qui n’eut garde, pourtant que le comte y étoit logé ; autrement elle eût été arse sans déport, car ceux de la ville s’étoient retraits au fort, qui point ne se vouloient rachapter ni rançonner. Et aussi les hérauts de l’ost en furent moult coupables, car ils se plaignirent au comte de Bouquenghen que ils portoient et faisoient tous les traités des rachats des feux de l’avant-garde, et si n’en avoient nul profit ; et au voir dire il en appartenoit à eux aucune chose. Donc le comte, à la complainte d’eux, commanda que on ardist tout, si des rachats à argent ils n’avoient leur devoir. Par ainsi fut la bonne ville de Vertus tout arse et le pays d’environ. Au lendemain on se délogea et vint-on passer devant le chastel de Montmer, qui est beau et fort, et héritage au seigneur de Chastillon. Le chastel étoit bien pourvu d’artillerie et de gens d’armes, chevaliers et écuyers du pays, que le sire de Chastillon y avoit envoyés et établis. Si ne se porent aucuns compagnons de l’avant-garde abstenir en passant que ils ne l’allassent voir et assaillir ; et y eut à la barrière un petit d’escarmouche et aucunes gens blessés du trait. Si passèrent outre et vinrent loger à Pallote en approchant la cité de Troyes, et là se tinrent un jour. Et au lendemain ils chevauchèrent devers Plancy sur Aube ; et chevauchoit l’avant-garde devant, et y avoit aucuns compagnons ennuyés de ce qu’ils ne trouvoient armes et aucun profit ; et savoient bien, selon ce que on les avoit informés, que en la cité de Troyes avoit grand amas de gens d’armes et que là venoient de tous côtés, car le duc de Bourgogne y étoit atout grand’puissance, et là avoit fait son mandement. Si se avisèrent le sire de Chastel-Neuf et son frère, et Raimonnet de Saint-Marsan, Gascons, et autres, Anglois et Hainuyers, environ quarante lances, qu’ils chevaucheroient à l’aventure pour trouver quelque chose. Si chevauchèrent ce matin d’une part et d’autre, et rien ne trouvèrent, dont ils étoient tout ennuyés. Ainsi qu’ils s’en retournoient vers leurs gens, ils regardèrent et virent sur les champs une route de gens d’armes qui chevauchoient vers Troyes, et c’étoit le sire de Hangest qui voirement alloit ce chemin ; car le sire de Coucy, dessous qui il étoit, se tenoit à Troyes. Sitôt que ces Anglois virent le pennon du sire de Hangest et sa route, ils connurent qu’ils étoient François ; si commencèrent à brocher après eux chevaux des éperons. Le sire de Hangest les avoit bien vus, et douta qu’ils ne fussent plus grand’route qu’ils n’étoient : si dit à ses gens : « Chevauchons ces plains devers Plancy et nous sauvons, car iceux Anglois nous ont découverts, et leur grosse route est près d’ici ; nous ne les pouvons fuir ni échapper, ils sont trop contre nous ; mais mettons nous à recueillette et à sauveté au chastel de Plancy.

Ainsi comme il ordonna ils le firent, et tirèrent celle part ; et vecy les Anglois, venans et éperonnans sur eux, qui les suivoient de près. Là eut un homme d’armes de Hainaut et de Valenciennes, de la route du seigneur de Vertaing, appert homme d’armes, qui s’appeloit Pierre Breton, qui bien étoit monté ; et abaisse son glaive et s’en vient sur le seigneur de Hangest qui fuyoit devant lui vers Plancy, et lui adresse son glaive devant au dos par derrière, et puis fiert cheval des éperons et le cuide mettre hors de selle, mais non fit ; car oncques le sire de Hangest n’en perdit selle ni estrier, quoique l’homme d’armes le tenist toudis le fer au dos. Et ainsi battant et chevauchant, il et la route vinrent à Plancy ; et droit à l’entrée du chastel, le sire de Hangest, par grand’appertise d’armes et de corps, saillit jus de son cheval par devant, sans prendre dommage, et se déferra du glaive et entra dedans les fossés. Ceux du chastel entendirent à lui sauver et recueillir, et vinrent à la barrière ; et là eut dure escarmouche, car les François qui étoient affuis jusques-là montrèrent visages ; et ceux du chastel aussi traioient moult aigrement, car ils avoient de bons arbalêtriers. Et là y ot fait de belles appertises d’armes d’une part et d’autre ; et à grand’peine sauvèrent-ils le seigneur de Hangest et recueillirent, qui très vaillamment en rentrant au chastel se combattit.

Et toujours venoient gens de l’avant-garde, le sire de Vertaing, messire Thomas Trivet, messire Hue de Cavrelée, et les autres, car leur logis étoit ordonné là. Si y souffrirent très grand’peine les François ; et ne purent mie tous entrer au chastel, car ils étoient si près hâtés qu’ils n’osoient ouvrir avant leur barrière qu’ils ne fussent efforcés. Si en y ot, que de morts que de pris, environ trente ; et dura l’escarmouche près de trois heures ; et fut la basse-cour du chastel tout arse ; et le chastel fort assailli de toutes parts, mais aussi il fut bien défendu. Et furent les moulins de Plancy ars et abattus ; et passa par là tout l’ost au pont et au gué la rivière d’Aube, et cheminèrent vers Volant sur Saine pour là venir au gîte. Ainsi fut ce jour le sire de Hangest en grand’aventure d’être pris.

Le propre jour que tout l’ost vint loger à Volant sur Saine au dessus de Troyes, pour là passer au gué la rivière, chevauchoient les fourrageurs de l’avant-garde, messire Thomas Trivet, messire Hue de Cavrelée, le sire de Vertaing, le bâtard son frère, Pierre Breton et plusieurs autres ; et ainsi que compagnons qui désirent à profiter, il y en avoit aucuns qui chevauchoient devant à l’aventure : si encontrèrent messire Jean de Roye et environ vingt lances des gens du duc de Bourgogne qui s’en alloient à Troyes. Quand iceux Anglois les aperçurent, ils férirent des éperons après eux ; et les François entendirent à eux sauver, car ils n’étoient mie gens assez pour les attendre. Si se sauvèrent la greigneur partie, et messire Jean de Roye et les autres se boutèrent dedans les barrières de Troyes ; et jusques à là furent-ils chassés. Au retour que les Anglois firent, le Bâtard de Vertaing et ses gens en prindrent quatre qui ne se purent sauver. Entre les autres avoit là un écuyer du duc de Bourgogne, qui s’appeloit Guion Gouffer, appert homme d’armes durement, dessous qui son cheval étoit es-hanché : si étoit arrêté aux champs et avoit adossé un noyer, et là se combattoit très vaillamment à deux Anglois qui le costioient de moult près, car ils ne savoient mot de François, et l’écuyer ne savoit mot d’Anglois. Bien lui disoient iceux Anglois : « Rends toi ! » Et il n’en vouloit rien faire, car il ne savoit qu’ils disoient ; donc ils le combattoient si avant qu’ils l’eussent là occis, quand le Bâtard de Vertaing qui retournoit de la chasse vint sur eux. Si descendit de son coursier, et vint à l’écuyer et lui dit : « Rends-toi ! » Cil, qui entendit son langage, répondit : « Es-tu gentil hom ? » Et le Bâtard dit : « Oil. » — « Donc me rends-je à toi. » Et lui bâilla son gant et son épée. Ainsi fut pris Guion Gouffer, dont les Anglois qui l’avoient combattu en eurent dépit, et le vouloient tuer dedans les mains du bâtard ; et disoient qu’il n’étoit mie bien courtois quand il leur avoit tollu leur prisonnier. Mais le bâtard étoit là plus fort que ils n’étoient ; si lui demeura. Mais pourtant au vespre il en fut question devant les maréchaux ; mais tout considéré et bien entendu, il demeura au bâtard de Vertaing qui le rançonna ce soir, et le reçut sur sa foi et le renvoya le matin à Troyes. Et tout l’ost se logea à Volant sur Saine. Au lendemain ils passèrent tous à gué la rivière de Saine, et s’en vinrent loger à une petite lieue de Troyes, en un village que on dit Barnard-Saint-Simple, et là se tinrent tout coi, et se aisèrent de ce qu’ils avoient ; et là eurent grand conseil les seigneurs et les capitaines ensemble.

  1. Abbaye de l’ordre de Citeaux, au diocèse de Cambrai.
  2. En latin, fons Suminæ ou fons Summæ, à cause de sa situation à la source de la rivière de Somme.
  3. L’abbaye de Fervaques, de religieuses de l’ordre de Citeaux, était autrefois située à la source de la rivière de Somme, à deux lieues de Saint-Quentin. Elle fut transférée dans la ville de Saint-Quentin dans le dix-septième siècle. Elle portait dans l’origine le nom d’abbaye de Fonsomme.
  4. Autrefois abbaye de Bénédictines du diocèse de Laon, entre Ribemont et Saint-Quentin.
  5. Petite ville de Picardie, à quatre lieues de Saint-Quentin et de Crécy-sur-Serre.
  6. Expédition de guerre pour ravager un pays.