Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 124-125).

CHAPITRE LXXVII.


Comment quatre barons de Bretagne remontrèrent au duc leur seigneur que il se déportât de l’accointance des Anglois et la cause pourquoi ; et d’aucuns faits d’armes qui furent accordés à faire.


En ce temps étoient à Paris, devers le roi de France, de par le duc envoyés, quatre hauts barons de Bretagne qui lui pourchassoient sa paix ; c’est à savoir : le vicomte de Rohan, messire Charles de Dinan, messire Guy sire de Laval et messire Guy sire de Rochefort ; et l’avoient ces quatre barons de Bretagne, en conseil, le comte de Bouquinghen étant à siége devant Nantes, ainsi que efforcé ; et lui avoient remontré par plusieurs fois moult sagement en disant celles paroles : « Monseigneur, vous montrez à tout le monde que vous avez le courage tout anglois. Vous avez mis et amené ces Anglois en ce pays, qui vous touldront votre héritage, et touldroient si ils en étoient au dessus. Quel profit ni plaisance prenez-vous en eux tant aimer ? Regardez comme le roi de Navarre qui se confioit en eux, et les mit dedans la ville et le chastel de Chierbourch, oncques depuis ils ne s’en vouldrent partir ni ne partiront, mais le tiendront comme leur bon héritage ; aussi, si vous les eussiez jà mis et semés en vos villes fermées en Bretagne, ils ne s’en partissent jamais ; car tous les jours seroient-ils rafreschis de leurs gens. Regardez comment ils tiennent Brest, ils n’ont nulle volonté de le vous rendre, qui est de votre droit domaine et héritage, et n’est pas duc de Bretagne qui n’est sire de Brest. Pensez à ce que vous avez un des plus beaux héritages de chrétienté sans couronne. Si vous suffise à tant votre seigneurie, mais que vous soyez aimé de vos gens de la duché de Bretagne et des gens d’iceluy pays qui ne relinquiront jamais le roi de France pour servir et être au roi d’Angleterre. Si votre mouillier est d’Angleterre, quoi de ce ? Voulez-vous pour ce perdre votre héritage qui tant vous a coûté de peine et de travail à l’avoir, et toujours demeurer en guerre ? Vous ne pouvez que un homme, au cas que le pays le veut clorre contre vous. Laissez-vous conseiller. Le roi de France espoir que vous n’aviez pas bien en grâce, ni il vous, est mort. Il y a à présent un jeune roi et de bel et de bon esprit ; et tel héoit le père qui servira le fils. Nous vous ferons votre paix envers lui et mettrons à accord ; si demeurerez sire et duc de Bretagne ; et les Anglois s’en retourneront tout bellement en leur pays, »

Telles paroles et plusieurs autres toutes colorées avoient ces barons dessus nommés par moult de fois remontré au duc ; et tant que ils l’avoient ainsi que demi conquis à faire leur volonté. Mais encore se feignoit-il et dissimuloit contre le roi de France et son conseil et contre les Anglois, tant que il verroit à quelle fin il en pourroit venir. Et de tous ces traités secrets et couverts que ces quatre barons de Bretagne qui étoient à Paris faisoient devers le roi et ses oncles, ne savoient rien le comte de Bouquinghen ni les barons d’Angleterre, ni ne sçurent jusques à fin de ordonnance. Mais ainçois que ils s’en aperçussent ni que ils ississent hors de Bretagne, il y ot un fait d’armes et une joute devant Vennes, présens le comte de Bouquinghen et les seigneurs qui là étoient. De laquelle nous vous ferons mention, car telles choses ne sont mie à oublier ni à taire.