Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXXXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 130-131).

CHAPITRE LXXXIV.


Comment un écuyer françois, nommé Jean Bourcinel, oppressa de faire armes un écuyer anglois qui fort y obvia.


Le connétable de France, qui pour le temps se tenoit au châtel de Jocelin, à sept lieues près de Vennes, avoit donné sauf-conduit de aller leur chemin débonnairement à aucuns chevaliers anglois et navarrois de la garnison de Chierbourch qui avoient en ce voyage servi le comte de Bouquinghen ; entre lesquels messire Yon Fit-Varin, messire Guillaume Clinton et messire Jean Burlé étoient. Et se partirent ceux de Vennes, et prirent le chemin de chastel Jocelin, car c’étoit leur voie ; et vinrent là ; et se logèrent en la ville au dehors du châtel, et ne cuidoient ni vouloient fors dîner et tantôt partir. Quand ils furent descendus à leur hôtel, ainsi que gens passans qui se vouloient dîner, les compagnons du châtel, chevaliers et écuyers, les vinrent voir, ainsi que gens d’armes s’entrevoient volontiers, et espécialement François et Anglois. Entre les François avoit un écuyer, bon homme d’armes et renommé, lequel étoit à monseigneur Jean de Bourbon, comte de la Marche, et le plus prochain qu’il eût, et de ses écuyers qu’il aimoit le mieux ; et s’appeloit cil écuyer Jean Bourcinel, lequel avoit été au temps passé en garnison à Valognes avec messire Guillaume Des Bordes et les François à l’encontre de Chierbourch, et avoit eu de ce temps paroles d’armes par plusieurs fois à un écuyer anglois qui là étoit, et qui s’appeloit Nicolas Cliffort. Quand ces chevaliers et écuyers françois furent venus au Bourg Bas, à l’hôtel où les Anglois étoient logés, et que ils eurent parlé ensemble et avisé et regardé l’un l’autre, Jean Bourcinel commença à parler et dit à Nicolas Cliffort : « Nicolas, Nicolas, par plusieurs fois nous sommes-nous ahatis et devisés à faire fait d’armes, et point ne nous sommes-nous trouvés en place où nous le pussions faire. Or sommes-nous maintenant ci, devant monseigneur le connétable et les seigneurs, si le ferons tout assurément, et je vous en requiers de trois coups de lances. » Nicolas répondit à celle heure et parole, et dit : « Jean, vous savez que nous sommes ainsi que pélerins sur notre chemin, au sauf-conduit de monseigneur le connétable, et que ce que vous me requérez ne se peut faire maintenant, car je ne suis pas chef du sauf-conduit ; mais suis dessous ces chevaliers qui cy sont ; et si je voulois demeurer, si ne demeureroient-ils pas, si il ne leur venoit à point. » Là, répondit l’écuyer françois, et dit : « Nicolas, ne vous excusez point par ce parti. Laissez vos gens partir si ils veulent, car je vous ai en convenant, armes faites, que je vous ferai remettre en la porte de Chierbourch, sans dommage et sans péril : ainçois vous y conduirai-je que vous n’y fussiez sûrement mené, et de ce je me fais fort de monseigneur le connétable. » Donc, répondit Nicolas et dit : « Or prenez que ainsi fut, et du mener je vous crois assez ; mais vous véez que nous chevauchons parmi ce pays, tous dépourvus d’armures, ni nous n’en avons nulles avec nous, et si je me voulois armer, je n’ai de quoi. » — « Hà ! répondit Jean, Nicolas, ne vous excusez pas sur ce parti ; car je vous dirai que je vous ferai ; j’ai des armures assez en mon commandement. Je vous ferai apporter en la place où nous ferons fait d’armes deux harnois tous égaux, autels les uns comme les autres ; et quand ils seront là mis et couchés, vous les aviserez et regarderez, et lequel que vous voudrez je vous mets à choix, et élirez et prendrez, et de celui vous vous armerez ; et de l’autre je me armerai. » Quand Nicolas Cliffort se vit argué et pointé si avant, si fut tout vergogneux et honteux, pour ceux d’environ qui oyoient les paroles ; et lui sembloit que Jean lui offroit tant de choses, que il ne le pouvoit pour son honneur refuser ; car encore lui disoit Jean : « Prenez tous les partis que vous voulez, je m’y assentirai avant que nous ne fassions fait d’armes. » Et tant que Nicolas répondit : « Je en aurai avis ; et ainçois que je me parte je vous en signifierai aucune chose ; et si il est ainsi que ce ne puisse faire bonnement maintenant, et que mes seigneurs qui sont cy, dessous qui je suis, ne le me veulent accorder, moi retourné à Chierbourch, traiez vous à Valognes, signifiez-moi votre venue ; tantôt et incontinent je m’en irai vers vous et vous délivrerai. » — « Nennil, nennil, dit Jean, n’y quérez nulles éloignes. Je vous ai offert tant de si honorables offres, que nullement vous ne pouvez partir à votre honneur, si vous ne faites cy fait d’armes, quand je vous en requiers. » Encore de ces paroles Nicolas fut plus courroucé que devant, car il lui sembloit, et voir étoit, que cil parloit grandement contre son honneur. À ce coup se retrairent dedans le châtel les François ; et les Anglois se retrairent en leur hôtel et se dînèrent. Quand ces compagnons chevaliers et écuyers furent retournés devers le châtel, vous pouvez bien croire et savoir que ils ne se tinrent pas des paroles d’armes que Jean Bourcinel avoit faites et présentées à Nicolas Cliffort ; et tant que le connétable en ot la connoissance : si pensa sus un petit ; et lors lui prièrent les chevaliers et écuyers qui là étoient que il voulsist rendre peine à ce que cil fait d’armes se fît. Et le connétable, quand il les ouït, répondit : « Volontiers. »