Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXXXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 131-132).

CHAPITRE LXXXV.


Comment ung écuyer anglois, nommé Nicolas Cliffort, occit un écuyer françois nommé Jean Bourcinel, en fait d’armes, dont Nicolas ne se sçut excuser.


Quand ce vint après dîner, les chevaliers d’Angleterre qui là étoient, et qui partir se vouloient, s’en vinrent au châtel devers le connétable pour le voir et parler à lui ; car il leur devoit bailler du moins un chevalier qui les devoit mener et conduire tout leur chemin parmi Bretagne et Normandie jusques à Chierbourch. Quand ils furent venus au châtel, le connétable les reçut moult doucement, et puis dit : « Je vous arrête tous et vous défends à non partir meshuy ; demain au matin après messe, vous verrez fait d’armes de votre écuyer et du nôtre, et puis vous dînerez avec moi : le dîner fait vous partirez ; et vous baillerai bonnes gardes qui vous guideront et mèneront jusqu’à Chierbourch. Or s’avisent les deux écuyers Jean et Nicolas, car il convient que au matin ils fassent fait d’armes ; jamais n’en seront déportés. » Ils lui accordèrent et burent de son vin, et puis retournèrent en leurs hôtels.

Quand ce vint au matin, tous deux furent à une messe et se confessèrent et communièrent, et puis montèrent à cheval les seigneurs de France d’une part et les Anglois d’autre, et s’en vinrent tous ensemble en une place toute unie au dehors du châtel Jocelin, et là s’arrêtèrent. Jean Bourcinel avoit pourvu deux harnois d’armes bons et suffisans, ainsi que l’affaire le demandoit et que à l’écuyer anglois promis l’avoit. Si les fit là tous pareillement étendre et mettre sur la terre, et puis dit à Nicolas : « Prenez premier. » — « Par ma foi, répondit l’Anglois, non ferai, vous prendrez premier. » Là convint que Jean prit premier ; et s’arma de toutes pièces, parmi ce que on lui aida, ainsi comme un homme d’armes se doit armer. Et aussi fit Nicolas. Quand ils furent tous armés, ils prirent leurs lances à bons fers de Bordeaux, qui étoient tout d’une longueur, et se mit chacun où il se devoit mettre pour venir de course et faire fait d’armes ; et avoient avalé leurs bassinets et clos leurs visières, et puis s’en vinrent pas pour pas l’un contre l’autre. Quand ils durent approcher, ils abaissèrent leurs glaives, et les mirent en point pour adresser l’un l’autre. Tout du premier coup Nicolas Cliffort consuivit de son glaive Jean Bourcinel en la poitrine d’acier amont. Le fer du glaive coula outre à l’autre lez, et ne le prit point à la plate d’acier, mais esclissa amont en coulant, et passa tout outre le camail qui étoit de bonnes mailles, et lui entra au col, et lui coupa la veine orgonal, et lui passa tout outre à l’autre lez ; et rompit la hanste de-lez le fer ; et demeura le fer et le tronçon ens ou haterel de l’écuyer, qui étoit de ce coup navré à mort, ce pouvez-vous bien croire. L’écuyer anglois passa outre et mit sa lance jus qui étoit brisée, et s’en vint vers sa chaière ; l’écuyer françois qui se sentoit féru à mort s’en alla jusques à sa chaière, et là s’assit. Les seigneurs de son côté qui avoient vu le coup, et qui lui voyoient le tronçon porter au haterel, vinrent celle part : on lui ôta tantôt le bassinet, et lui ôta-t-on le tronçon et le fer : si très tôt comme il l’eut hors du col, il tourna d’autre part sans rien dire et chey là et mourut, ni oncques l’écuyer anglois qui venoit là le cours pour lui aider, car il savoit paroles pour étancher, n’y pot venir à temps que il ne le trouvât mort. Lors n’eut en Nicolas Cliffort que courroucer, quand il vit que par mésaventure il avoit mort un si vaillant homme et bon homme d’armes. Qui vit là le comte de la Marche, qui aimoit l’écuyer mort sur toutes rien, courroucer et demener et regreter, il en put et dut avoir grand’pitié. Le connétable qui étoit présent le confortoit et disoit : « En tels faits ne doit-on attendre autre chose. Il est mésavenu à notre écuyer ; mais l’Anglois ne le peut amender. » Adonc dit-il aux chevaliers d’Angleterre : « Allons, allons dîner, il est temps. » Le connétable, ainsi que malgré eux les mena au chàtel pour dîner avec lui ; car ils n’y vouloient aller, tant étoient courroucés de la mort de celui. Le comte de la Marche pleuroit moult tendrement et regretoit son écuyer. Nicolas Cliffort s’en vint à son hôtel, et ne vouloit nullement aller dîner au chàtel, tant pour le grand courroux que il avoit de la mort de icelui écuyer françois, que pour les parens et amis d’icelui : mais le connétable l’envoya querre ; et le convint venir au châtel. Quand il fut devant lui, il lui dit : « Certes, Nicolas, je crois assez et vois bien que vous êtes courroucé de la mort Jean Bourcinel ; mais je vous excuse, vous ne l’avez pu amender ; et si Dieu me veuille aider, si j’eusse été au parti où vous étiez, vous n’en avez fait chose que je n’en eusse fait ; car mieux vaut gréver son ennemi que ce que on soit grevé de lui. Telles sont les parçons d’armes. » Adoncques se assit-on à table : si dînèrent les seigneurs tout à loisir : après dîner et le vin pris, le connétable appela messire le Barrois des Barres et lui dit : « Barrois, ordonnez-vous, je veux que vous conduisiez ces Anglois jusques à Chierbourch ; et faites partout ouvrir villes et châtels, et leur administrer ce qui leur besogne. » Le Barrois répondit et dit : « Monseigneur, volontiers. » Adonc prirent les Anglois congé au connétable de France et aux chevaliers qui là étoient. Si vinrent à leurs hôtels ; tout étoit troussé et appareillé ; si montèrent à cheval et partirent du châtel Jocelin, et chevauchèrent devant eux pour aller à Pont-Oson et au Mont-Saint-Michel ; et étoient au convoi et en la garde de ce gentil chevalier le Barrois des Barres, qui oncques ne les laissa ni en Bretagne ni en Normandie, si furent entrés à Chierbourch. Ainsi se départit l’armée du comte de Bouquinghen par mer et par terre.

Or retournerons-nous aux besognes de Flandre, et dirons comment cil de Gand se maintinrent ; et aussi du comte Louis de Flandre comment il persévéra sur eux et leur fit guerre moult forte durement.