Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXXXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 133-134).

CHAPITRE LXXXVII.


Comment ceux d’Yppre se mirent sur les champs en armes pour aller avec les Gantois combattre le comte Louis leur seigneur, et comment ils furent rués jus par le bâtard de Flandre, par le seigneur d’Enghien et autres.


Ceux de Gand qui savoient bien ces convenances et comment le comte vouloit puissamment aller devant la ville de Yppre, regardèrent que ils assembleroient leur puissance et s’en iroient par Courtray vers Yppre, et feroient vuider ceux de Yppre, et combattroient le comte et ses gens ; et si ils les pouvoient une bonne fois ruer jus, jamais ils ne se relèveroient. Adonc se départirent de Gand tous les capitaines, Rasse de Harselles, Piètre du Bois, Piètre de Wintre, Jean de Lannoy et plusieurs autres qui étoient centeniers et cinquanteniers, par paroisses ; et se trouvèrent aux champs plus de neuf mille ; et cheminèrent tant que ils vinrent à Courtray où ils furent reçus à grand’joie, car Jean de Lannoy en étoit capitaine. Le comte de Flandre, qui se tenoit à Pourpringhe et là environ, entendit que ceux de Gand venoient vers Yppre et que jà ils étoient à Courtray ; si eut sur ce avis, et tint tous ses gens ensemble. Ceux de Gand qui étoit venus à Courtray s’en partirent et s’en vinrent à Routiers ; et là s’arrêtèrent et envoyèrent dire à ceux de Yppre que ils étoient là venus, et que si ils vouloient issir hors atout ceux que ils leur avoient envoyés, ils se trouveroient gens assez pour aller combattre le comte.

De ces nouvelles furent ceux de Yppre moult réjouis et en grand’volonté de ce faire, ainsi que ils le montrèrent ; et se départirent tantôt au matin plus de huit mille, et les conduisoient Jean Boulle et Arnoux Clerc.

Le comte de Flandre et son pouvoir qui se tenoit en cette marche, ne sais comment ce fut ni par quelle incidence, sçut que ceux de Yppre étoient sortis de la ville pour eux venir bouter avec ceux de Gand qui étoient à Roullers : si ordonna, sur un passage dont il étoit certain par où ceux de Yppre passeroient, et non par ailleurs, deux grandes et grosses embûches, de son fils le Hazèle, bâtard de Flandre, du seigneur d’Enghien et des chevaliers et écuyers de Flandre et de Hainaut avec ceux de Bruges et du Franc ; et y avoit en chacune embûche bien dix mille hommes. Quand ceux de Yppre et les Gantois qui premiers y avoient été envoyés avec Jean Boulle et Arnoux Clerc furent sur les champs et ils eurent cheminé environ une lieue, ils trouvèrent deux chemins ; l’un alloit vers Roullers, l’autre vers Tourout. Si s’arrêtèrent et demandèrent l’un à l’autre : « Lequel chemin tenrons-nous ? dit Arnoux Clerc : je conseille que nous allions vers nos gens qui sont à Roullers. » — « Par ma foi, dit Jean Boulle, je les tenrois mieux logés sur le mont d’or que autre part, car soyez certain, je comtois bien à tels[1], Piètre du Bois et Basse de Harselles, puisque ils nous ont mandé, que ils veulent le comte combattre, que ils approcheront le plus près qu’ils pourront : si conseille que nous allions ce chemin. » Arnoux Clerc le débattoit, et Jean Boulle le vouloit, et les fit tous tourner ce chemin. Quand ils eurent allé environ deux lieues et que ils étoient ainsi que tous las de cheminer à pied, ils s’embattirent au milieu de ces deux embûches ; et quand ils se trouvèrent là si crièrent tous : « Nous sommes trahis. » Oncques gens ne se mirent à si petite défense comme ils se mirent adonc, mais se boutèrent à sauveté à leur pouvoir, et retournèrent les aucuns en Yppre, et les autres prenoient les champs et s’enfuyoient, qui mieux mieux, sans arroy et sans ordonnance. Les gens du comte qui en avoient grand’foison enclos, les occioient à volonté, sans nullui prendre à merci. Toutefois Jean Boulle et Arnoux Clerc se sauvèrent : les fuyans qui fuyoient vers Courtray trouvèrent leurs gens qui étoient partis de Roullers et s’en venoient leur chemin vers Rosebecq. Quand Piètre du Bois et les autres virent les fuyans, ils leur demandèrent qu’il leur étoit advenu ; ils répondirent qu’ils fuyoient comme gens trahis faussement et déconfits du comte de Flandre et de ceux de Bruges. « Et quelle quantité sont-ils, demanda Piètre du Bois, qui ont fait cette déconfiture ? » Ils répondirent que ils ne savoient et que ils n’avoient mîe eu bon plaisir du compter ; mais tous les champs en étoient couverts. Là eut Piètre du Bois plusieurs imaginations, d’eux traire avant pour retourner les fuyans et combattre leurs ennemis qui les chassoient, ou de traire vers Courtray. Tout considéré, conseillé fut de eux retraire pour celle fois, et que c’étoit le plus profitable. Si se trairent tous en une bataille rangée sans eux défronter ; et s’en retournèrent ce jour-ià à Courtray, et là se retrairent les fuyans. Si se logèrent ceux de Gand en Courtray, et mirent gardes aux portes, parquoi ils ne fussent surpris. Comptés leurs gens et avisés, quand Jean Boulle et Arnoux Clerc furent retournés, ils connurent que de la ville de Gand, de ceux que ils avoient envoyée à Yppre, étoient bien morts douze cents ; et si en y eut de ceux de Yppre bien autant ou plus occis. Et si les embûches eussent chassé en allant vers Yppre et en allant vers Courtray, petit en fut demeuré que tous n’eussent été ratteins ; mais ce que point ne chassèrent, ni entendirent à tuer, fors ceux qui chéirent en leurs embûches, en sauva trop grand planté. Si furent ceux de Yppre moult ébahis, quand ils virent leurs gens retourner tous déconfits, le propre jour que ils étoient issus ; et demandoient comment ce avoit été ; et disoient après l’un l’autre, que Jean Boulle les avoit trahis et menés mourir mauvaisement.

  1. Pour tels.