Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XCI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 136-137).

CHAPITRE XCI.


Comment messire Josse de Hallevin, chevalier, fut occis devant Gand à ung passage nommé le Long-Pont.


Le comte de Flandre, avoit assiégé la ville de Gand au-lez devers Bruges et par devers Courtray, car par devers Bruxelles, ni devers les Quatre-Métiers[1], ne pouvoit-il venir ni mettre le siége, pour les grandes rivières qui y sont, la Lys et l’Escaut. Et vous dis que, tout considéré, Gand est une des plus fortes villes du monde, et y faudroit bien plus de deux cent mille hommes, qui bien la voudroit assiéger et clorre tous les pas et les rivières ; et encore faudroit-il que les osts fussent séparées pour les rivières ; ni au besoin ils ne pourroient conforter l’un l’autre ; car il y a trop de peuple dedans la ville de Gand, et toutes gens de fait. Ils se trouvoient en ce temps, quand ils regardoient à leurs besognes, quatre vingt mille hommes, tous défendables et aidables, portant armes, dessous soixante ans et dessus quinze ans. Quand le comte eut été à siége environ un mois devant Gand, et que ses gens et le sire d’Enghien, et le Hazle son fils, eurent fait plusieurs escarmouches, et le jeune sénéchal de Hainaut, à ceux de Gand, dont un jour gagnoient et l’autre perdoient, ainsi que les aventures apportent, il fut conseillé que ils enverroient ceux de Bruges et ceux de Yppre et de Pourpringhe escarmoucher à un pas que on dit au Long-Pont. Et si on pouvoit ce pas gagner, ce leur seroit trop grand profit, car ils entreroient ens ès Quatre-Métiers, et si approcheroient Gand de si près comme ils voudroient. Adonc furent ceux ordonnés pour aller à ce Long-Pont ; et en fut capitaine meneur et conduiseur un moult prud’homme et hardi chevalier, qui s’appeloit messire Josse de Hallevin : avec lui y eut encore des chevaliers et écuyers ; mais messire Josse en étoit souverain chef. Quand ceux de Bruges, d’Yppre et de Pourpringhe furent venus à ce pas que on dit au Long-Pont, ils ne le trouvèrent pas dégarni, mais pourvu de grand’foison de gens de Gand ; et étoient Piètre du Bois, Piètre de Wintre et Rasse de Harselles au front devant. Là commença l’escarmouche moult grande et moult grosse, si très tôt que les gens du comte furent venus. Et traioient canons et arbalêtres de une part et d’autre à effort, dont des carreaux, tant des canons que des arbalêtres, il en y eut plusieurs morts et blessés. Et trop bien se portoient là les Gantois ; car ils reculèrent leurs ennemis, et conquirent par force et par armes la bannière des orfévres de Bruges ; et fut jetée dedans l’eau et souillée, et en y eut de ces orfévres, et aussi des autres gens, grand’foison de morts et de blessés ; et par espécial messire Josse de Hallevin y fut occis, dont ce fut dommage : et retournèrent ceux qui là furent envoyés, sans rien faire ; ainsi se portèrent vaillamment les Gantois.

  1. On appelait ainsi les villes du plat pays Bouchotte, Assenede, Axele et Hulst.