Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XCIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 137-138).
Livre II. [1381–1382]

CHAPITRE XCIII.


Comment le comte Louis de Flandre voyant l’hiver approcher et la ruine de Alost, de Tenremonde, de Grantmont et du plat pays, leva le siége de devant Gand, et comment au printemps il se remit aux champs et les Gantois aussi.


Quand le comte de Flandre vit que il perdoit son temps à seoir devant Gand, et quoique il sist là à grands frais et à grand’peine pour lui et pour ses gens, ceux de Gand ne laissoient mie à issir ni ardoir le pays, et avoient conquis Alost, Tenremonde et Grantmont, si eut conseil que il se départiroit de là, car l’hiver approchoit. Si se départit, et renvoya ses gens en leurs maisons rafreschir, et renvoya le seigneur d’Enghien et le seigneur de Montigny en Audenarde en garnison ; et avoient, sans les gens d’armes, deux cens bons archers d’Angleterre, dont on faisoit grand compte ; et le comte s’en vint à Bruges. Si firent ces seigneurs, qui en Audenarde se tenoient, plusieurs belles issues sur les Gantois ; et étoient presque toujours sur les champs, ni ne pouvoit nul aller à Gand, ni porter vivres ni autres marchandises à peine que il ne fût aconsui.

Quand l’hiver fut passé et ce vint sur le mois de mars[1], le comte de Flandre rassembla toutes ses gens et manda ceux de Yppre, de Courtray, de Popringhe, du Dan, de l’Écluse et du Franc, et se partit de Bruges avec ceux de Bruges et s’en vint à Malle, et là se tint une espace ; et fit de toutes ses gens d’armes, encore avec ceux de Lille, de Douay et d’Audenarde, souverain capitaine le seigneur d’Enghien. Les gens du comte, qui étoient bien vingt mille, si comme on disoit, se ordonnèrent pour venir devant Gavres, où Jean de Lannoy se tenoit. Quand Jean sçut la venue du comte et des gens d’armes, il le signifia à Gand à Rasse de Harselles, et lui manda que il fût conforté, et que les gens du comte étoient sur le pays. Rasse de Harselles assembla bien six mille hommes de ceux de Gand, et se mit aux champs vers Gavres, et ne trouva là point Jean de Lannoy ; mais le trouva à Douze, où il pilloit le pays d’autre part la rivière. Adonc se remirent-ils ensemble et cheminèrent ce jour ; et trouvèrent ceux d’Audenarde et de Douze qui s’en alloient devers le comte : si les assaillirent et en occirent bien six cents ; et ne étoit point le sire d’Enghien en cette compagnie, mais étoit allé devers le comte, qui étoit logé sur les champs entre Douze et Bruges. Quand les nouvelles vinrent au comte et au seigneur d’Enghien que ceux de Audenarde avoient reçu tel dommage, si en furent moult courroucés ; et fut adonc ordonné que le sire d’Enghien se partiroit atout quatre mille hommes, et s’en viendroit à Gavres, là où on espéroit que Jean de Lannoy étoit ; mais il n’y étoit point, ainçois il s’étoit retrait à Gand atout son pillage et son butin, et ses prisonniers : mais n’avoit-il mie grand’foison. À lendemain se départirent, il et Rasse de Harselles, atout dix mille hommes, et eurent en propos de aller à Douze ; mais quand ils furent sur les champs, ils tournèrent vers Nieule, car on leur dit que le sire d’Enghien et bien quatre mille hommes y étoient, et que le comte n’y étoit point encore venu ; si les vouloient combattre. Ce propre jour que Rasse de Harselles issit de Gand, en issit aussi Piètre du Bois atout six mille hommes, et Arnoux Clerc en sa compagnie, et vinrent ardoir les faubourgs de Courtray et abattre les moulins qui étoient au dehors de Courtray. Et puis s’en retournèrent vers Douze pour revenir à leurs gens ; mais ce fût trop tard, car quand Jean de Lannoy et Rasse de Harselles furent venus à Nieule, ils trouvèrent le comte et toute sa puissance logés sur les champs, qui n’attendoit autre chose fors que ils fussent venus. Ainsi se trouvèrent ces deux osts du comte et des Gantois, sans ce que au matin ils sçussent rien de l’un et de l’autre. Quand Rasse de Harselles et Jean de Lannoy virent que combattre les convenoit, si ne s’effrayèrent point, mais se mirent en bon convenant, et rangèrent sur les champs, et se mirent en trois batailles ; et en chacune bataille avoit deux mille hommes, tous hardis et aventureux compagnons, des plus habiles et courageux de Gand. Et autant en avoient Piètre du Bois et Arnoux Clerc qui étoient sur le pays, et rien ne savoient encore de cette aventure que leurs gens se dussent combattre. Et au départir de Gand ils avoient pris ordonnance et convenant ensemble que, si ils trouvoient le comte et sa puissance, ils ne se combattroient point l’un sans l’autre ; car chaque bataille à part lui ils n’étoient pas forts assez, et tous ensemble ils étoient forts assez pour combattre autant de gens trois fois que ils étoient, et tout ce avoient juré et fiancé ensemble Piètre du Bois et Rasse de Harselles. Et au voir dire, Rasse eût bien arrêté à ne point combattre si très tôt, si il voulsist ; car s’il se fût voulu tenir en la ville, en attendant Piètre du Bois, le comte ni ses gens ne l’eussent jamais requis là dedans ; mais si très tôt que Rasse sçut la venue du comte, par orgueil et par grandeur, il se mit sur les champs ; et dit en soi-même que il combattroit ses ennemis et auroit l’honneur, sans attendre Piètre du Bois ni les autres ; car il avoit si grand’fiance en ses gens, et si bonne espérance en la fortune de ceux de Gand, que avis lui étoit que il ne pouvoit mie perdre. Et bien montra ce jour la grand’volonté que il avoit de combattre, ainsi comme je vous recorderai présentement.

  1. Le mois de mars 1382, suivant le nouveau style ; il était compris dans l’année 1381, suivant l’ancien style, Pâques se trouvant cette année le 6 avril.