Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XCIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 138-139).

CHAPITRE XCIV.


Comment le comte de Flandre assembla en bataille contre les Gantois, dont étoient capitaines Rasse de Harselles et Jean de Lannoy, et comment les Gantois furent reculés.


Moult fut le comte de Flandre réjoui quand il vit que Rasse de Harselles étoit issu de Nieule et trait sur les champs pour combattre : si fit ordonner ses gens et mettre en bonne ordonnance, et étoient environ vingt mille hommes, tous gens de fait ; et avoit environ quinze cents lances, chevaliers et écuyers de Flandre, de Hainaut, de Brabant et d’Artois. Là étoient de Hainaut le sire d’Enghien, maréchal de l’ost ; de sa route le sire de Montigny, messire Michel de la Hamède, le bâtard d’Enghien, Gilles du Risoy, Hustin du Lay et moult d’autres ; et de Hainaut encore, le sire de Lens et messire Jean de Berlaimont ; et de Flandre le sire de Ghistelles, messire Guy de Ghistelles, le sire d’Escornay, le sire de Hulut, le sire de Hallevin, messire Thierry de Diskemmes, le sire d’Estannebourg, le sire de la Grutuse, messire Jean Vilain, messire Gérard de Marqueilles et plusieurs autres. Et là y eut fait plusieurs chevaliers nouveaux ; et étoit en devant le jeune sénéchal de Hainaut, mort sur son lit, de la bosse[1], à Aubies de-lez Mortadgne, car il y eût été. Si fit le comte de Flandre cinq batailles, et en chacune mit quatre mille hommes. Là étoient-ils en grand’volonté de courir sur leurs ennemis ; et porta ce jour le sire de Lieureghen la bannière du comte de Flandre. Toutes ces batailles et ces ordonnances faites, ils approchèrent les cinq batailles contre les trois ; et de commencement il n’y eut que trois de la partie du comte qui approchassent ni assemblassent ; car les deux étoient sur ailes pour reconforter les batailles branlans. Là étoit le comte présent, qui les prioit et admonestoit de bien faire et de prendre la vengeance de ces enragés de Gand, qui leur avoient fait tant de peine. Et disoit bien à ceux des bonnes villes : « Soyez tous sûrs, si vous fuyez, vous serez morts mieux que devant ; car sans merci je vous ferai à tous trancher les têtes. » Et mit le comte ceux de Bruges en la première bataille, et ceux du Franc en la seconde, et ceux de Yppre et de Courtray en la tierce et ceux de Popringhe et de Berghes, et de Cassel et de Bourbourg en la quarte ; et il avoît retenu de-lez lui ceux de Lille, de Douay et de Audenarde.

Or se assemblèrent ces batailles et vinrent l’un contre l’autre. Rasse de Harselles avoit la première bataille, car c’étoit le plus outrageux, hardi et entreprenant des autres, et pour ce vouloit-il être des premiers assaillans et en avoir l’honneur, si point en y avoit ; et s’en vint assembler à ceux de Bruges que le sire de Ghistelles et ses frères menoient. Là ot, je vous dis, grand boutis et grand poussis de première venue. Aussi d’autre part, les autres batailles s’assemblèrent : là en y ot plusieurs renversés par terre à ce commencement d’une part et d’autre ; et y faisoient les Gantois de grands appertises d’armes : mais les gens du comte étoient trop plus grand’foison, quatre contre un. Là eut bon boutis, et qui longuement dura, ainçois que on pût voir ni savoir qui en auroit le meilleur ; et se mirent toutes ces batailles ensemble. Là crioit-on : « Flandre ! au Lion ! » en réconfortant les gens du comte ; et les autres crioient à haute voix : « Gand ! Gand ! » Et fut tel fois que les gens du comte furent en aventure de tout perdre. Et si ils eussent perdu terre, ils eussent été déconfits et morts sans recouvrer ; car Piètre du Bois et bien six mille hommes étoient sur les champs, qui bien véoient leurs gens combattre ; mais ils ne les pouvoient conforter, pour un grand palut d’eau et de marais qui étoient entr’eux et les combattans. Mais si le comte eût perdu ce jour, et que ses gens eussent fui par déconfiture, Piètre du Bois leur fût sailli au devant et les eût eu à volonté : ni jà pied n’en fût échappé, ni comte ni autre, que tous n’eussent été morts sur la place ou en chasse ; dont ce eût été grand dommage, car en Flandre n’eût point eu de recouvrer, que tout le pays, fors cil qui tenoit le parti des Gantois, ne fût allé en exil, et à perdition par feu et par glaive entièrement.

  1. De la peste.