Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XCVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 140-141).

CHAPITRE XCVI.


Comment les Gantois furent avertis de la mort de Rasse de Harselles et de Jean de Lannoy, et comment ils conclurent d’occire Piètre du Bois et puis de traiter au comte de Flandre leur seigneur.


De bien six mille hommes que Rasse de Harselles et Jean de Lannoy, de la ville de Gand ou d’environ Gand qui servoient les Gantois pour leur argent, avoient là amenés, ils n’en échappèrent point trois cens, que tous ne fussent morts sur les champs ou en la ville, ou ars au moûtier ; ni oncques Piètre du Bois, qui avoit une grosse bataille sur les champs, ne leur put aider ; car entre sa bataille et les gens de Rasse, qui se combattoient et qui morts étoient, avoit un grand flaschis tout plein de eau et grands marais, pourquoi ils ne pouvoient venir jusques à eux. Si se partit de sa place atout ses gens bien rangés et bien ordonnés en une bataille, et dit : « Allons-nous-en tout le pas notre chemin vers Gand ; Rasse de Harselles et Jean de Lannoy et nos gens ont mal exploité et se sont déconfits ; je ne sais que il nous advenra. Si nous sommes poursuivis et assaillis des gens du comte, si nous tenons tous ensemble et nous vendons et combattons vaillamment, ainsi que bonnes gens qui se combattent sur leur droit. » Si répondirent ceux qui l’ouïrent : « Nous le voulons. » Lors se départirent-ils de là, et se mirent au chemin pour venir vers Gand, en une belle bataille serrée et rangée. Les fuyans aucuns qui étoient échappés de la bataille de Nieule s’en retournèrent vers Gand, et rentrèrent tout effrayés, ainsi que gens déconfits, en la ville, et recordèrent cette dure aventure : comment Rasse de Harselles et Jean de Lannoy et leurs gens étoient déconfits et morts par bataille à Nieule. Ceux de Gand pour ces nouvelles furent durement effrayés et courroucés pour la mort de Rasse de Harselles ; car moult l’aimoient et grand’fiance en lui avoient ; car ils l’avoient trouvé bon capitaine et loyal ; et pour ce que Rasse étoit gentilhomme, fils de seigneur et de dame, et que il les avoit servis pour leur argent, tant l’avoient-ils plus aimé et honoré. Si demandèrent aux fuyans : « Dites-nous où étoit Piètre du Bois entrementes que vous vous combattiez. » Ceux qui point ne l’avoient vu, ni qui de lui nulles nouvelles ne savoient, leur répondirent : « Nous n’en savons rien, ni point vu ne l’avons. » Lors commencèrent aucunes gens à Gand à murmurer sur Piètre du Bois, et à dire que mal s’étoit acquitté quand il n’avoit été en la bataille, qui avoit six ou sept mille hommes tout armés. Et orent adouc les Gantois qui en la ville étoient, et qui le gouvernement en avoient, en propos que ce Piètre, lui revenu, ils l’occiroient, et puis au comte leur seigneur s’appointeroient et accorderoient, et se mettroient du tout en sa merci. Je crois que si ils eussent fait ainsi, ils eussent bien ouvré, et fussent légèrement venus à paix. Mais point ne le firent, dont ils le comparèrent depuis : et aussi fit toute Flandre ; ni encore n’étoit point la chose à ce jour où elle devoit être, ni les grands maux de Flandre, ce sachiez, ainsi que ils furent depuis, et si comme je vous recorderai avant en l’histoire.