Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XCV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 139-140).

CHAPITRE XCV.


Comment Rasse de Harselles et Jean de Lannoy furent occis, et bien six mille Gantois, à un village en Flandre, appellé Nieule.


Rasse de Harselles et Jean de Lannoy ne l’eurent mie d’avantage à assaillir les gens du comte ; car le comte avoit là grand’foison de bonne chevalerie, et les compagnons de Bruges, de Yppre, de Courtray, d’Audenarde, du Dan, de l’Écluse et du Franc de Bruges ; et étoient les gens du comte quatre contre un des Gantois. Donc il avint que, quand les batailles du comte furent toutes remises ensemble, il y ot grand’gens, et ne les porent souffrir les Gantois ; mais se ouvrirent et recueillirent vers la ville ; et les chevaliers et les gens du comte les commencèrent fort à approcher et à dérompre. Sitôt que ils les eurent ouverts ils entrèrent dedans ; si les abattoient et tuoient à monceaux. Adonc se retrairent les Gantois vers le moûtier de Nieule, qui étoit fort, et là se rassemblèrent ; et y eut grand’bataille et grand’occision de Gantois à l’entrer au moûtier. Jean de Lannoy, comme tout ébahi et déconfit, entra au moûtier, et pour lui sauver entra en une grosse tour du clocher, et ceux qui y purent de ses gens avec lui ; et Rasse de Harselles demeura derrière qui gardoit l’huis et recueilloit ses gens, et fit à l’huis grand’foison d’appertises d’armes. Mais finablement il fut efforcé et féru de une longue pique tout outre le corps, et là abattu et tantôt par-occis. Ainsi fina Rasse de Harselles, qui avoit été un grand capitaine en Gand contre le comte, et que les Gantois aimoient moult pour son sens et pour sa prouesse ; mais pour ses vaillances il en eut en la fin ce loyer.

Quand le comte de Flandre fut venu en la place devant le moûtier, et il vit que les Gantois se recueilloient là dedans et étoient recueillis, il commanda à bouter le feu dedans le moûtier et tout ardoir. Son commandement fut tantôt fait, et le feu tantôt apporté, et grand’foison d’estrain et de belourdes que on mit et appuya tout autour du moûtier, et puis bouta-t-on le feu dedans. Cil feu monta tantôt amont, qui se éprit ens ès couvertures du moûtier. Là mouroient les Gantois qui étoient au moûtier, à grand’martyre, car ils étoient ars ; et si ils issoient hors ils étoient occis et rejetés au feu. Jean de Lannoy, qui étoit au clocher, se véoit au point de la mort et de être tout ars, le clocher s’éprenoit à ardoir. Si crioit à ceux qui étoient bas : « Rançon ! rançon ! » et offroit sa tasse, qui étoit toute pleine de florins. Mais on ne s’en faisoit que rire et gaber, et lui disoit-on : « Jean, Jean, venez par ces fenêtres parler à nous, et nous vous recueillerons ; faites le beau saut, ainsi comme vous avez avant fait saillir les nôtres : il vous convient faire ce saut. » Jean de Lannoy, qui se voyoit en ce parti que c’étoit sans remède, et que le feu l’accueilloit de si près que il convenoit qu’il fût ars entra en hideur et aima plus à être occis que ars ; et il fut l’un et l’autre, car il saillit hors par les fenêtres en-my eux et là fut recueilli à glaives et à épées et détranché, et puis jeté au feu. Ainsi fina Jean de Lannoy.