Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XII

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CHAPITRE XII.


Comment le duc d’Anjou donna congé à ses gens d’armes, et comment le fort château de Mortaigne fut assiégé.


Après le conquêt de la ville et du châtel de Duras, le duc d’Anjou ordonna à demeurer en la ville de Landuras, car le seigneur étoit devenu François de la prise qui fut à Ymet, messire Jean de Jumont, messire Tristan de Roye et messire Jean de Rosoy atout cent lances de bonnes gens pour tenir et garder la frontière encontre les Bordelois ; et eut volonté de retourner arrière vers Toulouse et de voir sa femme, qui étoit relevée d’un beau fils ; et vouloit à ses relevailles à Toulouse tenir et faire une grande fête. Si ordonna par toutes les villes et les châteaux que en celle saison il avoit conquis, gens d’armes en garnison pour résister puissamment contre les ennemis, et donna à toute manière de gens d’armes congé. Et dit à Yvain de Galles : « Yvain, vous prendrez de votre charge Bretons, Poitevins et Angevins, et vous en irez en Poitou mettre le siége devant Mortaigne sur mer[1] que le souldich[2] de l’Estrade tient ; et ne vous partez, pour mandement que on vous fasse de par le roi, tant que vous en ayez la saisine ; car c’est une garnison qui moult nous a fait de contraires. » — « Monseigneur, répondit Yvain, à mon loyal pouvoir je obéirai à votre commandement. »

Là furent ordonnés en l’ost, de par le duc d’Anjou et le connétable, tous ceux qui avec Yvain devoient aller en Poitou. Si se départirent du duc bien cinq cents lances de bonnes gens d’armes, et prirent le chemin de Xaintonge pour venir vers Saint-Jean d’Angely. Et le duc d’Anjou, le connétable, le sire de Coucy, le maréchal de France, messire Jean et messire Pierre de Beuil, retournèrent arrière à Toulouse[3], et trouvèrent que la duchesse étoit nouvellement relevée. Si y eut à ses relevailles grands fêtes et grandes joûtes.

Après ces fêtes le connétable de France et le sire de Coucy retournèrent en France, et le maréchal de Xancerre s’en alla en Auvergne en confortant le comte Dauphin d’Auvergne[4] et les barons d’Auvergne qui guerroyoient aux Anglois qui se tenoient en Limousin et en Rouergue, sur les frontières d’Auvergne.

Or parlerons comment Yvain de Galles mit en celle saison le siége devant Mortaigne sur mer, et comment il contraignit ceux de la garnison.

Yvain de Galles, qui voult obéir au commandement du duc d’Anjou, car bien savoit que ce que le duc faisoit c’étoit l’ordonnance du roi Charles de France son frère, car il payoit tous les deniers dont ces emprises se faisoient, s’en vint à Xaintes en Xaintonge, et là se rafreschit ; et s’y rafreschirent toutes ses gens d’armes en ce bon pays et gras, entour Xaintes et Pons, sur ces belles rivières et prairies qui là sont. Si étoient en sa compagnie le sire de Pons, le sire de Tors, le sire de Vivonne, messire Jaquemes de Surgères et grand’foison de chevaliers et d’écuyers de Poitou. D’autre part, des Bretons et des Normands étoient capitaines messire Maurice de Treseguidy, messire Alain de la Houssoie, messire Alain de Saint-Pol, messire Parcevaulx d’Aineval, Guillaume de Mont-Contour, le sire de Mont-Mor et Morelet son frère. Si se départirent ces gens d’armes et leurs routes quand ordonné fut, et s’en vinrent mettre le siége devant Mortaigne ; lequel châtel est le plus bel et le plus fort, séant sur la rivière de Gironde et près dessus l’embouchure de la mer, qui soit sur les frontières de ces marches de Poitou, de la Rochelle et de Xaintonge.

Quand Yvain de Galles fut venu, et les barons et chevaliers avecques lui, devant Mortaigne, ils bâtirent leur siége bien et sagement, et se pourvéèrent petit à petit de tout ce que il leur besognoit. Bien savoient que par assaut jamais le châtel ne conquerroient, fors que par famine et par long siége ; si ordonna Yvain quatre bastides à l’environ, par quoi nul ne les pût avitailler par mer, par rivière ni par terre. À la fois les jeunes chevaliers et écuyers qui avancer se vouloient et qui les armes désiroient, alloient jusques aux barrières du châtel, et là escarmouchoient à ceux de dedans, et ceux du fort à eux : si y avoit fait plusieurs grands appertises d’armes. Dedans Mortaigne étoit un chevalier gascon qui s’appeloit le souldich de l’Estrade, vaillant homme d’armes durement et bon chevalier, par quel conseil ils ouvroient ainsi comme à leur capitaine. De vins et de vivres dans le châtel avoient-ils assez et largement ; mais des autres menues choses le siége durant eurent-ils grand’nécessité.

  1. Mortagne-sur-Mer n’est point en Poitou, mais dans la Saintonge, sur la Gironde. Il y a un Mortagne en Poitou situé sur la Sèvre-Nantaise, mais loin de la mer.
  2. Souldich, en latin soldicus. Suivant Ducange, qui fait dériver ce mot de syndicus, c’est un nom de dignité dans le Bordelais. Arnold Terron, sur la coutume de Bordeaux, met les souldics au rang des comtes, vicomtes et barons. Les souldics pouvaient être originairement les syndics ou défenseurs des châteaux, et cet office est devenu héréditaire dans certaines familles comme ceux de comtes et vicomtes. Il y a deux seigneurs du titre de souldich, celui de l’Estrade et celui de la Trau dont il est fait mention dans les écrivains des xive et xve siècles.
  3. Le duc d’Anjou était de retour à Toulouse avant le 15 novembre.
  4. Le Dauphin d’Auvergne était Béraud II, fait prisonnier à la bataille de Poitiers, et depuis l’un des otages donnés aux Anglais pour sûreté de l’exécution du traité de Bretigny. Il était en même temps comte de Clermont, et c’est sans doute par cette raison que Froissart le qualifie comte Dauphin d’Auvergne. Le comte d’Auvergne était Jean Ier frère de Guillaume XII ou XIII et fils de Robert VII dit le Grand.