Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XIII

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CHAPITRE XIII.


Comment le roi d’Escosse fit une grosse armée pour aller en Angleterre, et comment un écuyer d’Escosse prit le château de Bervich en Angleterre.


Le roi de France, quoique il se tînt à Paris, ou en ses déduits[1], ou là où mieux lui plaisoit en France, sans ce que de sa personne il s’armât, si faisoit-il ainsi à tous lez guerroyer ses ennemis les Anglois ; et avoit partout ses alliances tant que aux royaumes et pays voisins, plus que nul de ses prédécesseurs, quatre ou cinq rois en devant, n’eussent oncques eu ; et tenoit grandement à avoir ceux dont il pensoit à être aidé. Et pourtant que il sentoit le roi d’Angleterre jeune et le pays entouillé, il avoit envoyé en Escosse devers le roi Robert[2], qui avoit succédé au roi David son tayon, pour toujours entretenir alliances et amour, et que en leur partie ils fissent bonne guerre et âpre aux Anglois, et les ensonniassent tellement que ils n’eussent puissance de passer la mer. De quoi il étoit avenu que le roi Robert d’Escosse, en celle saison que le roi Édouard d’Angleterre étoit mort et le roi Richard couronné, assembla son conseil à Haindebourch ; et là furent la greigneur partie des barons et des chevaliers d’Escosse dont il pensoit à être servi et aidé ; et leur remontra comment les Anglois, du temps passé, leur avoient fait plusieurs ennuis, ars leurs pays, et abattu leurs châteaux, occis et rançonné leurs hommes ; dont le temps étoit venu que de ce ils se pourroient bien contrevenger ; car il y avoit un jeune roi en Angleterre, et si étoit le roi Édouard mort qui les belles fortunes avoit eues. Pourquoi il en fut répondu d’une commune volonté. Les barons d’Escosse et les jeunes chevaliers et écuyers, qui se désiroient à avancer et à contrevenger les ennuis et dommages que les Anglois leur avoient faits du temps passé, répondirent que ils étoient tous appareillés et pourvus de chevaucher en Angleterre du jour à lendemain, quand on voudroit. Ces réponses plurent grandement au roi d’Escosse, et dit à tous : « Grands mercis. »

Là furent ordonnés quatre comtes à être capitaines de ces gens d’armes ; c’est à savoir, le comte de Douglas, le comte de Moret, le comte de la Mare et le comte de Surlant ; et connétable d’Escosse messire Arcembault Douglas, et maréchal de tout l’ost, messire Robert de Versy. Si firent leur mandement tantôt et sans délai à être à un certain jour à la Morlane[3]. Là est aucques le département d’Escosse et d’Angleterre. Ce mandement faisant et ces gens d’armes assemblant, se partit un moult vaillant écuyer d’Escosse, que on appeloit Alexandre Ramesay, et se avisa de emprendre et de achever à son pouvoir une haute emprise. Et prit quarante compagnons de sa route, tous bien montés ; et chevauchèrent tant de nuit et par embûche à la couverte que sus un ajournement ils vinrent à Bervich[4] que se tenoit anglesche.

De la ville de Bervich étoit capitaine un écuyer au comte de Northombrelande, messire Henry de Percy, qui s’appeloit messire Bisset, et du châtel de Bervich un moult appert chevalier qui s’appeloit Robert Asneton. Quand les Escots furent venus jusques à Bervich, ils se tinrent tous cois et envoyèrent une espie devant vers le châtel pour savoir en quel état on y étoit. L’espie entra ens ès fossés où point d’eau n’a ni ne peut avoir, car ils sont de sablon bouillant ; et regarda dessous et dessus et n’y ouit ni ne vit âme, et tout ce rapporta-t-il ainsi à son maître. Adonc s’avança Alexandre de Ramesay et fit avancer ses compagnons tout coîment et sans sonner mot, et entrèrent ens ès fossés ; et étoient pourvus de bonnes échelles que ils dressèrent contre les murs. Alexandre fut tout le premier qui y monta l’épée en la main, et entra par les murs au châtel, et tous les siens le suivirent que oncques n’y eut contredit. Quand ils furent tous dedans, ils se trairent devers la grosse tour où le capitaine dormoit, Robert Asneton ; et avoient bonnes grosses haches de quoi ils commencèrent à frapper en l’huis et à dérompre. Le capitaine s’éveilla soudainement, qui toute nuit avoit dormi et fait trop povre gait, tant que il le compara ; et ouvrit l’huis de sa chambre ; et cuida de premier que ce fussent ceux de là dedans qui le voulsissent meurtrir, pourtant que il avoit eu en la semaine un estrif à eux ; et ouvrit une fenêtre sur les fossés, et saillit hors tout effréé, sans ordonnance et sans avis, et tant que il se rompit le haterel et là mourut. La gaite du châtel qui sur le jour s’étoit un petit endormie ouit la frainte : si s’éveilla et aperçut bien que le châtel étoit échellé et emblé. Si commença à sonner en sa trompette : « Trahi ! trahi ! » Jean Bisset, qui étoit capitaine de Bervich et qui veilloit, entendit cette voix. Si s’arma et fit armer les plus aidables de la ville ; et se trairent tous devant le châtel ; et oyoient bien le hutin que les Escots faisoient là dedans ; mais entrer n’y pouvoient, car la porte étoit fermée et le pont levé. Lors s’avisa ce Jean Bisset d’un grand avis, et dit à ceux de la ville qui de lez lui étoient : « Or tôt, rompez les ponts au lez devers nous, parquoi ceux qui là dedans sont ne puissent saillir ni issir sans notre danger. » On courut tantôt aux haches et aux coignées ; et fut le pont devers la ville rompu. Encore envoya Jean Bisset un certain homme des siens à Anvich, à douze petites lieues de là, devers le seigneur de Percy, que tantôt et sans délai il vînt là à toute sa puissance, et que le châtel de Bervich étoit pris et emblé des Escots. Encore dit-il à Thoumelin Friant qu’il y envoya : « Dites à monseigneur de Percy le convenant où vous nous avez laissés, et comment les Escots sont enclos au châtel et n’en peuvent partir, fors au saillir hors par dessus les murs. Si se hâtera plustôt de venir. »

  1. Maisons de plaisance.
  2. Le roi d’Écosse dont il est question était Robert II, neveu par sa mère de David Bruce, roi d’Écosse, son prédécesseur.
  3. Dans le comté de Merse ou Berwick.
  4. Walsingham met la prise de Berwick par les Écossais en 1378, le jeudi avant la Saint-André, par conséquent le 22 novembre.