Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XIX

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Livre II. [1377–1378]

CHAPITRE XIX.


Comment l’armée du comte de Northombrelande fut rompue, et du trépas de la roine de France et de la roine de Navarre, et de plusieurs autres incidens.


Le comte de Northomhrelande et le comte de Nortinghen et les barons d’Angleterre, quand il se partirent de Bervich et de messire Thomas Mousegrave et ils furent venus sur les champs à l’encontre de Rosebourch, ils furent informés par leurs espies que les Escots qu’ils demandoient à trouver et combattre étoient logés à Houdebray, dont ils étoient tous réjouis ; et avoient jeté leur avis que de nuit ils viendroient les escarmoucher et viendroient là celle propre nuit que s’en étoient partis les Escots. Mais il plut si fort que ils ne purent parfournir leur emprise et se logèrent ens ès bois jusques à lendemain ; et quand ce vint au jour de rechef ils envoyèrent leurs espies à savoir où les Escots se tenoient ; et ceux qui envoyés y furent rapportèrent que les Escots s’en étoient partis et ils n’en avoient nuls trouvés. Adonc eurent-ils conseil que ils se trairoient vers Mauros pour là ouïr nouvelles de messire Thomas Mousegrave et de leurs compagnons.

Quand ils se furent dînés, ils chevauchèrent tous contreval la rivière de Tuide en devant vers Mauros, et avoient envoyé leurs coureurs courir de là l’eau à savoir si nulles nouvelles y trouveroient.

Après la déconfiture du champ Saint-Gilles que je vous ai dite, ces coureurs trouvèrent de leurs gens qui fuyoient ainsi que des gens déconfits. Si recordèrent de la bataille ce qu’ils en savoient. Adonc retournèrent ces coureurs, et avoient avec eux les fuyans : si leur recordèrent la vérité des Anglois et des Escots et de la bataille. Bien savoient que leurs gens étoient déconfits ; mais fis ne pouvoient savoir lesquels étoient ni morts ni pris. Quand ces seigneurs de Northombrelande et de Northinghen entendirent ces nouvelles, si furent plus pensifs que devant, et à bonne cause ; car ils étoient courroucés par deux raisons, l’une pour ce que leurs gens avoient perdus ; l’autre, que point n’avoient trouvé les Escots que tant désiroient à combattre. Si eurent là sur les champs de poursuivre très grand conseil ; mais ils ne savoient lequel chemin les Escots tenoient ; et si approchoit le vêpre. Si que, tout considéré, ils setrairent à Mauros, et là se logèrent.

Ils ne purent oncques sitôt venir à Mauros que les nouvelles leur vinrent véritables de la bataille, que messire Thomas Mousegrave et son fils et bien six vingt hommes d’armes étoient pris, et les emmenoient les Escots et s’en alloient devers Haindebourch. Ces barons de Northombrelande virent bien que ce dommage leur convenoit porter, et que pour le présent ils ne le pouvoient amender ; si passèrent la nuit au mieux qu’ils purent, et à lendemain se délogèrent ; et donna le sire de Percy comte de Northombrelande congé à toute manière de gens de soi retraire chacun en son lieu ; et il même se retray en son pays et ainsi se dérompit cette chevauchée, et les Escots aussi s’en retournèrent, à Haindebourch les aucuns. Le comte de Douglas et son fils demeurèrent sur le chemin en son châtel à Dalquest. Si fut grand’nouvelle parmi Escosse de cette besogne et de la belle journée que leur gens avoient eue : si jouirent chevaliers et écuyers paisiblement de leurs prisonniers et les rançonnèrent paisiblement et courtoisement, et finèrent tout au mieux qu’ils purent. Nous nous souffrirons à parler pour le présent des Escots, et parlerons d’autres incidences qui avinrent en France.

En ce temps trépassa, le sixième jour de février mil trois cent soixante dix-sept[1], la roine de France, et par sa coulpe même, ce disoient les médecins ; car elle gissoit d’enfant, de madame Catherine sa fille qui puis fut duchesse de Berry ; car elle eut à mari Jean de Berry fils au duc de Berry[2] : la roine, si comme je vous dis, en celle gesine n’étoit pas bien haitiée, et lui avoient les maîtres défendu les bains, car ils lui étoient contraires et périlleux : nonobstant tout ce elle se voulsit baigner et se baigna, et là commença à avoir le mal de la mort[3]. Si demeura le roi Charles de France vefve, ni oncques depuis ne se maria.

Après le trépassement de la roine de France trépassa la roine de Navarre[4], sœur germaine au roi de France. Cette reine de Navarre morte, murmurations s’élevèrent en France entre les sages et coutumiers, que la comté d’Évreux qui siéd en Normandie étoit par droite hoirie de succession de leur mère, revenue aux enfans du roi de Navarre qui étoient dessous âge et au gouvernement du roi Charles de France leur oncle.[5] Et ce roi Charles de Navarre étoit soupçonné du temps passé d’avoir fait, consenti et élevé tant de maux au royaume de France que de sa personne il n’étoit mie digne ni taillé de tenir héritage au royaume de France en l’ombre de ses enfans.

Si revint d’Aquitaine en ce temps en France le connétable qui s’étoit toute la saison tenu avecques le duc d’Anjou, et amena en sa compagnie le seigneur de Mucident de Gascogne pour voir le roi et acointer de lui, ainsi qu’il fit. Si fut le connétable reçu du roi à grand’joie, et le sire de Mucident pour l’amour de lui. Entre le roi et le connétable ot plusieurs paroles et secrets consaulx qui point sitôt ne survinrent à l’état de France et de Navarre.

Nous retournerons assez brièvement à cette matière ; mais pour croniser justement toutes les notables avenues qui en ce temps avinrent au monde, je vous parlerai d’un grand commencement de pestilence qui se bouta en l’Église ; de quoi toute chrétienté pour ce fut en grand branle, et moult de maux en naquirent et descendirent, ainsi que il appert de jour en jour.

  1. 1378, nouveau style.
  2. La princesse Catherine n’a jamais été duchesse de Berri. Elle fut accordée le 20 février 1379 à Rupert de Bavière, depuis comte palatin du Rhin et empereur, ce qui n’eut pas d’effet, et elle épousa le 5 août 1386, Jean de Berri, comte de Montpensier, mort du vivant de Jean, duc de Berri, son père. La princesse Catherine mourut en octobre 1388, et fut enterrée en l’abbaye de Maubuisson.
  3. Jeanne de Bourbon, reine de France, femme de Charles V, mourut en couche, à Paris, en l’hôtel de Saint-Paul, un samedi 6 février 1378, que l’on comptait alors 1377. Froissait est le seul écrivain du temps qui attribue sa mort à l’imprudence d’avoir voulu prendre le bain, et comme cet endroit du texte est rempli de fautes, il peut se faire qu’il ait été altéré et que l’on ait confondu la cause de la mort de la reine Jeanne de Bourbon avec celle de la mort de Jeanne de France, reine de Navarre, dont on parlera dans la note suivante.
  4. 1o Froissart dit ici que Jeanne de France, reine de Navarre, n’est morte qu’après Catherine de Bourbon, reine de France, décédée le 6 février 1378 ; les grandes Chroniques de France et la continuation de la Chronique française de Guillaume de Nangis placent cette mort le 3 novembre 1373. Le Brasseur, dans son Histoire d’Évreux, page 256, dit que cette princesse mourut sur la fin de novembre 1373. Mariana, son traducteur, le P. Charenton, Jésuite, et Garibay, disent que la reine de Navarre décéda le 3 novembre 1374. Toutes ces dates sont antérieures, et de plusieurs années, à la mort de Jeanne de Bourbon, en 1378 : il est vrai que, selon l’Histoire généalogique de la maison de France, page 286 du tome Ier, imprimé en 1726, on lisait sur une tombe de l’église de Notre-Dame d’Évreux, qui porte le nom de cette princesse, mais dont l’écriture était à demi effacée, la date de 1378. Mais puisque les chroniques du temps et l’historien d’Évreux donnent à la mort de la reine de Navarre une date antérieure de plusieurs années à celle de 1373, il est naturel de penser que quelqu’un aura mis la date M.CCC.LXXIII de cette tombe, dont l’écriture était usée, pour M.CCC.LXXVIII, et en effet tous les historiens modernes s’en sont tenus à la date de 1373.

    2o Les historiens ne sont pas d’accord sur le lieu de la sépulture de la reine de Navarre, dont les chroniques du temps ne parlent point : l’Histoire généalogique de la maison de France la dit enterrée à Saint-Denis, en France, d’après un compte d’Édouard Tadelin, communiqué par M. d’Hérouval ; Mariana et son traducteur le disent également ; Le Brasseur, au contraire, dit que cette princesse, morte à Évreux, a été inhumée dans la cathédrale de cette ville, et son cœur dans la grande église de Pampelune ; et l’inscription à moitié usée de la tombe de cette princesse, dans l’église d’Évreux, ne permet pas de douter qu’elle n’y soit inhumée. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’aucun monument ou renseignement de l’abbaye de Saint-Denis ne fait mention de sa sépulture, et que les Chroniques de Saint-Denis et la continuation de la Chronique française de Nangis, écrites par des religieux de Saint-Denis qui n’oublient rien des événemens qui concernent leur église, ne parlent point du lieu de la sépulture de la reine de Navarre ; et si elle eût été enterrée à Saint-Denis, ils n’auraient pas manqué d’en faire mention.

    Ainsi le témoignage de Mariana, auteur espagnol, ne paraît pas suffisant pour affirmer que la reine de Navarre ait été inhumée ailleurs qu’à Évreux où elle est décédée. Quant au compte de Tadelin, il y a apparence qu’on ne l’aura pas examiné d’assez près, et qu’on aura appliqué à la reine de Navarre, femme de Charles-le-Mauvais, ce qui concernait une autre reine de Navarre enterrée à Saint-Denis. En effet, dans le même siècle, il y a eu deux autres reines de Navarre qui ont été enterrées à Saint-Denis, savoir, Jeanne de France, fille unique de Louis X Hutin, mariée en mars 1317 (1318) à Philippe d’Évreux, roi de Navarre, après la mort de Charles IV le Bel, et qui mourut en 1319, et Jeanne d’Évreux, morte en 1371, et femme de Charles-le-Bel, lequel jusqu’à sa mort a joui de la Navarre et a porté le titre de roi de Navarre avec celui de roi de France. Ces deux reines de Navarre du nom de Jeanne, ainsi que la femme de Charles-le-Mauvais, ayant été enterrées à Saint-Denis, on aura pu confondre celle-ci avec l’une des deux autres. Mais d’un côté l’énoncé de l’inscription de la tombe de la cathédrale d’Évreux, de l’autre le silence des écrivains et des monumens de l’abbaye de Saint-Denis, ne permettent pas de placer la sépulture de cette princesse ailleurs qu’à Évreux. Oihehart se trompe également sur le lieu de la sépulture et encore plus sur la date, qu’il met en 1382.

    3o Quant à la cause de la mort de la reine de Navarre, on doit s’en rapporter à la déclaration de Pierre du Tertre, secrétaire du roi de Navarre, signée de lui et donnée aux commissaires du conseil, le 26 mai 1378 ; nous la rapportons en entier d’après le procès criminel de du Tertre, imprimé page 388 du tome II des Mémoires de M. Secousse, de l’Académie des Belles-Lettres, sur Charles II, roi de Navarre.

    « Quant est de la mort de madame la royn de Navarre que Diou absoille, dont le dit Pierre a été interrogié par MM. du conseil disans que elle fu empoisonnée, dist le dit Pierre que quant elle mouru il étoit à Bernay, et ne fut oncques si troublé, si esmerveillié ne si dolent de mort de personne, comme il fu de la sene et ne tient pas qu’elle mourust de poisons : car en tenoit à Évreux où elle mouru, que ce avoit esté parceque elle avoit esté mal gardée en son baing auquelle elle mourut : et le scevant Madame de Foix, la dame de Saquainville, et Katherine de Bautellu, Margot de Germonville, et autres femmes estant pour lors avecques lui ; et si peut être sceu par Simon le Lombart, apothicaire d’Évreux qui l’eviscera et vit tout ce qu’elle avoit dedens le corps. Et aussi est il tout certain que tantost après la mort d’elle, furent assemblez ou chastel d’Évreux l’évesque d’Avranches, madame de Foix, madame de Saquainville, et plusieurs du conseil du dit roi de Navarre, toutes les damoiselles et femmes de chambre, et furent prises les femmes par serment que elles diroient la vérité. Si fu recité tout au long par la bouche de Margot de Germonville tout le procès et la manière de la mort, et par ce fu trouvé que elle étoit morte de foiblesse de cuer et à ce s’accordèrent toutes les autres femmes. »

    Il est donc bien certain que la reine de Navarre est morte de faiblesse dans un bain. Aucun historien du temps ne nous apprend rien de semblable au sujet de la mort de la reine de France, Jeanne de Bourbon : on peut donc en conclure que Froissart aura été aussi mal informé de la cause de la mort de la reine de France, à qui il a attribué ce qui convenait seulement à la reine de Navarre, qu’il l’a été de la véritable date de la mort de la reine de Navarre.

  5. Suivant M. Secousse, Froissart n’est ici ni historien exact ni bon jurisconsulte. Il est vrai qu’en Normandie le roi a la garde de ses vassaux mineurs à qui il écheoit une succession en ligne directe ; mais ce n’était point ici le cas, puisque le comté d’Évreux ne faisait point partie de la succession de Jeanne de Navarre. Mais comme il eût été dangereux de laisser les domaines du roi de Navarre à la disposition d’un prince aussi mal intentionné, il est naturel de penser qu’en le mettant en possession de la garde des biens de la succession de la reine de Navarre, Charles V aura saisi et mis dans sa main tout ce qu’il aura pu des domaines du roi de Navarre. Cette note doit s’appliquer à plusieurs endroits des chapitres où Froissart parle d’après les mêmes principes.