Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XX

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CHAPITRE XX.


De la mort du pape Grégoire onzième de ce nom. De l’élection du pape Urbain cinquième ; et comment il mourut ; et comment Urbain sixième fut élu à pape.


Vous avez bien ci dessus ouï recorder comment le pape Grégoire onzième de ce nom, qui, pour ce temps, tenoit le saint siége de Rome en la cité d’Avignon, quand il vit qu’il ne pouvoit trouver nulle paix entre le roi de France et le roi d’Angleterre, dont trop lui venoit à déplaisance, car moult y avoit travaillé et fait travailler les cardinaux, s’avisa et eut dévotion que il iroit revisiter Rome et le saint siége que Saint Pierre et Saint Paul avoient édifié et augmenté. Et aussi dès son enfance il avoit promis à Dieu que, si en son vivant il étoit jà promu si haut et en si digne degré que à celui de papalité, à son loyal pouvoir il ne tiendroit son siége ailleurs que là où Saint Pierre l’avoit tenu. Ce pape étoit de petite complexion, et ressoingnoit tant peine que nul plus de lui ; car il étoit tout maladieux ; et lui étant en Avignon, il s’étoit si fort empêché des besognes de France, et tant travaillé du roi et de ses frères, que à peine pouvoit-il à lui entendre. Si dit en soi-même que il les éloigneroit[1] pour être mieux à son repos. Si fit faire et ordonner ses pourvéances grandes et belles sur la rivière de Gennes et par tous les chemins, ainsi comme à si haute personne comme il étoit appartenoit ; et dit à ses frères les cardinaux que tous s’avisassent, car il vouloit aller à Rome, et iroit. De cette motion furent tous les cardinaux ébahis et courroucés ; car ils ressoingnoient trop les Romains, et l’en eussent volontiers détourné si ils pussent ; mais oncques ne purent.

Quand le roi de France entendit ce, si en fut durement courroucé ; car trop mieux lui étoit-il là à main que autre part. Si escripsit tantôt à son frère le duc d’Anjou[2] qui étoit à Toulouse, en lui signifiant, ces lettres vues, qu’il allât tantôt en Avignon et parlât au pape, et lui brisât son voyage. Le duc d’Anjou fit ce que le roi lui mandoit et vint en Avignon, où il fut des cardinaux reçu à grand’joie, et se logea au palais du pape pour mieux avoir loisir de parler à lui. Vous pouvez croire et savoir que il s’acquitta grandement de parler au pape et de lui remontrer plusieurs paroles pour lui briser son propos, mais oncques le pape n’y voult entendre ; et quoique le duc d’Anjou séjournât en Avignon, toujours s’exploitèrent les besognes et les pourvéances du pape. Si furent ordonnés quatre cardinaux à demeurer en Avignon pour entendre aux besognes deçà les monts ; et leur donna le pape pleine puissance de faire ce qu’il pouvoit faire, réservé aucuns cas papaux, lesquels il ne peut donner à nul homme, ni ôter de sa main. Quand le duc d’Anjou vit qu’il n’en viendroit point à chef pour raison ni pour belle parole que il sçût dire ni montrer, si prit congé du pape et lui dit au partir : « Père saint, vous vous en allez en un pays et entre gens où vous êtes petitement aimé, et laissez la fontaine de foi et le royaume où l’Église a plus de voix et d’excellence que en tout le monde ; et par votre fait pourra l’Église cheoir en grand’tribulation ; car si vous mourez par delà, ce que il est bien apparent, si comme vos maîtres de physique me dient, les Romains, qui sont merveilleux et traîtres, seront maîtres et seigneurs de tous les cardinaux, et feront pape de force à leur volonté. » Nonobstant toutes ces paroles et plusieurs autres et belles et sages, oncques il ne voult arrêter que il ne se mît à chemin, et vint à Marseille où les galées de Gennes étoient toutes ordonnées pour le venir querre ; et le duc d’Anjou retourna arrière à Toulouse.

Pape Grégoire monta en mer en Marseille[3] à belle compagnie et grande, et eut bon vent pour lui et pour ses gens, et prit terre à Gennes, et là se rafraîchirent leurs galées de nouvelles pourvéances ; puis rentrèrent ens et singlèrent tant que sans péril ils arrivèrent assez près de Rome. Vous devez savoir que les Romains furent moult liez de sa venue, et montèrent tous les capitolz de Rome sur chevaux couverts, et l’amenèrent à grand triomphe à Rome. Si se logea au palais Saint-Pierre, et visitoit souvent une église au clos de Rome que il avoit grandement à grâce et y avoit fait faire de beaux ouvrages, qu’on appelle Notre-Dame la Majeure[4] : auquel clos et en laquelle église de Notre-Dame assez tôt après que il fut venu, il mourut le vingt huitième jour de mars mil trois cent soixante dix sept[5] avant Pâques. Et lui fit-on son obsèque grandement et bien, ainsi comme à pape appartient : si fut enseveli là dedans et là gît.

Tantôt après la mort du pape Grégoire les cardinaux se trairent en conclave au palais Saint-Pierre. Sitôt comme ils y furent entrés, pour élire pape à leur usage qui fût bon et profitable pour l’Église, les Romains se cueillirent et assemblèrent moult efforcément, et vinrent au bourg Saint-Pierre ; et là étoient bien plus de trente mille, que uns que autres, tous encouragés de mal faire si la chose n’alloit à leur volonté. Et vinrent par plusieurs fois devant le conclave, et disoient ainsi : « Oyez, seigneurs cardinaux, délivrez-vous de faire pape ; trop y mettez, et si le faites Romain, nous ne voulons autre : car, si autre le faites, le peuple de Rome ni le concile ne le tiendroient point à pape, et vous mettrez tous en aventure d’être morts. »

Les cardinaux, qui étoient au danger des Romains et qui ces paroles entendoient, n’étoient mie bien aises ni assurs de leurs vies ; et les apaisoient et abattoient leur ire ce qu’ils pouvoient. Et tant se monta celle chose et la félonnie des Romains que ceux qui plus prochains étoient du conclave, pour donner cremeur aux cardinaux et à celle fin qu’ils descendissent plutôt à leur volonté, rompirent par leur mauvaisté le conclave où les cardinaux étoient, et lors cuidèrent bien les cardinaux être tous morts, et s’enfuirent pour sauver leurs vies l’un deçà l’autre delà ; et les Romains ne se tinrent mie atant, mais mirent les cardinaux ensemble, voulsissent ou non, et leur dirent qu’ils feroient pape. Les cardinaux, qui se véoient au danger des Romains et en grand péril, s’en délivrèrent pour apaiser le peuple, nequedant, ils le firent par bonne élection[6] d’un moult saint homme cardinal et de la nation de Rome, et que Urbain V avoit fait cardinal et l’appeloit-on le cardinal de Saint-Pierre.

Cette élection plut grandement aux Romains, et eut là le prudom tous les droits de papalité ; mais il ne vesqui que trois jours. Je vous dirai pourquoi. Les Romains, qui désiroient à avoir un pape romain, furent si réjouis de ce pape que ils prirent le prudom, qui bien avoit cent ans, et le montèrent sus une blanche mule et le menèrent et le pourmenèrent tant parmi Rome en exaulçant leur mauvaisté et en montrant qu’ils avoient vaincu les cardinaux, quand ils avoient un pape romain, que il fut tant travaillé que, du dérompement, et de la peine et grand’angoisse que il en eut, au tiers jour il s’alita et mourut. Si fut ensepveli en l’église Saint-Pierre de Rome, et là gît.

  1. Il s’éloignerait d’eux.
  2. Tout ceci se passa en 1376.
  3. Grégoire XI s’embarqua à Marseille le 22 septembre 1376, il arrive à Rome le 19 janvier 1377.
  4. Sainte-Marie-Majeure.
  5. Le pape Grégoire XI est mort, suivant l’Art de vèrifier les dates, le 27 mars 1378, que l’on comptait alors en France 1377, l’année commençant à Pâques, qui tombait en 1378, le 18 avril.
  6. Tout ce que Froissart dit ici de l’élection du cardinal de Saint-Pierre et de sa mort est très inexact. François Thebaldeschi, cardinal du titre de Sainte-Sabine, mais que l’on appelait le cardinal de Saint-Pierre, n’a jamais été élu pape. Il est vrai que les cardinaux l’engagèrent à vouloir bien passer pour pape, pour calmer le peuple qui voulait un Romain, et que le peuple, en lui baisant les pieds et les mains, lui occasiona de si grandes douleurs à cause de la goutte dont il était travaillé, qu’il fut obligé de s’écrier qu’il n’était point pape ; mais il n’en mourut pas en trois jours comme le dit Froissart. Le cardinal de Saint-Pierre n’est mort que sept mois après le 7 septembre 1378.