Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XLII

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CHAPITRE XLII.


De la paix qui fut faite entre le roi d’Espaigne et celui de Navarre, et de la mort du roi Henri d’Espaigne et du couronnement de Jean son fils.


Les nouvelles vinrent au roi D. Henry de Castille, qui se tenoit à Séville au cœur de son royaume, que les Anglois avoient chevauché et ars au Val de Sorie en faisant la guerre du roi de Navarre. Si en fut durement courroucé, et jura que ce seroit amendé ; et escripvit tantôt lettres devers son fiis Jean de Castille, en lui mandant expressément que il fit un mandement par tout son royaume des nobles, et les assemblât, car il seroit temprement en Espaigne et se contrevengeroit contre le roi de Navarre des dépits que on lui avoit faits. L’infant de Castille ne voult ni n’osa désobéir au commandement de son père, et fit et ordonna le mandement, ainsi que commandé lui fut. Entrementes que ces gens d’armes s’assembloient et que le roi Henry étoit encore à venir, messire Thomas Trivet s’avisa que il mettroit sus une petite chevauchée de gens d’armes et iroit devant une ville en Espaigne que on dit Alpharo. Si se partit un soir de Kastan et du roi de Navarre et chevaucha ; et n’avoit en sa compagnie que cent lances, mais c’étoient toutes gens d’étoffe ; et chevauchoient devers Alpharo. Sur l’ajournement, ils vinrent à une petite lieue près de la ville et se boutèrent là en embûche. Si furent envoyés pour courir devant la ville messire Guillaume Cendrine et Andrieu Audrach, et avoient en leur compagnie environ dix lances ; et vinrent jusques à un rieu qui court devant la ville, lequel on passe outre à grand meschef. Toutefois ils le passèrent et firent Andrieu Audrach et Pierre Maselle, Navarrois, saillir outre leurs coursiers et vinrent jusques aux barrières. Adonc commença l’effroi grand et fort à lever en la ville ; et sonnèrent leurs trompettes les gens d’armes qui dedans étoient ; si s’assemblèrent et ouvrirent leurs portes et leurs barrières, et se mirent tous au dehors et commencèrent à traire et escarmoucher. Des dix lances n’en y avoit plus, qui eussent passé le ruis, que les deux dessus nommés : si retournèrent quand ils virent le faix venir et firent ressaillir leurs coursiers outre. Ceux de Alpharo virent que ces gens n’étoient que un petit, et rien ne savoient de l’embûche ; si les suivirent chaudement de près, et passèrent le ruis à mont un petit, où ils savoient bien le passage. Ces dix lances se firent chasser jusques à leur embûche. Adonc saillirent avant messire Thomas Trivet et les autres, en écriant leur cri, et se boutèrent eu ces gens qui étoient issus hors d’Alpharo, et en portèrent à ce commencement de leurs lances grand’foison à terre. Au voir dire les Espaignols ne purent longuement durer contre ces Anglois, et retournèrent qui mieux mieux ; mais trop peu s’en sauvèrent que tous ne fussent morts où pris. L’effroi fut grand en la ville ; et les cuidoient les Anglois trop bien avoir de venue, pourtant que ils véoient que les gens du lieu se déconfisoient. Mais non eurent, car les femmes de la ville la sauvèrent et recouvrèrent par leur bon convenant. Car entrementes que les Anglois passoient le ruis, elles s’ensonnièrent, et vinrent clorre les barrières et la porte, et puis montèrent aux créneaux de la ville et montrèrent grand’volonté de elles défendre. Quand messire Thomas en vit l’ordonnance, si dit en riant : « Véez les bonnes femmes ! retournons arrière, nous n’avons rien fait. » Adonc retournèrent-ils et passèrent le ruis où ils l’avoient passé, et retournèrent vers Castan et emmenèrent leurs prisonniers ; et tant firent que ils y parvinrent. De cette chevauchée acquit grand’grâce messire Thomas Trivet au roi de Navarre.

Environ quinze jours après ce que messire Thomas Trivet eut fait cette chevauchée devant Alpharo et qu’il fut retrait en sa garnison de Castan, Jean aîné fils du roi Henry de Castille, qui son mandement avoit fait par tout le royaume de Castille, au commandement et ordonnance de son père, s’en vint à Alpharo atout bien vingt mille hommes à cheval et à pied, en grand’volonté de combattre les Anglois et les gens du roi de Navarre. Quand le roi de Navarre sçut ces nouvelles, il s’en vint à Tudelle, et messire Thomas Trivet et les Anglois en sa compagnie, et manda tous ceux des garnisons du royaume de Navarre. À son mandement ne voult nul désobéir ; et vinrent tantôt devers lui, et se logèrent à Tudelle et là environ ; et n’attendoient autre chose que les Espaignols chevauchassent. Aussi les Espaignols n’attendoient autre chose que le roi Henry fût venu ; lequel se départit de Séville à grands gens, et chevaucha parmi son royaume, et fit tant que il vint à Saint-Domminghe, et là s’arrêta, et ses gens se logèrent sur les champs et dessous les oliviers. Quand Jean sçut que le roi son père étoit venu à Saint-Domminghe, si se départit de Alpharo, et là se trait à toutes ses gens ; et vous dis que c’étoit l’intention des Espaignols de venir mettre le siége devant Tudelle et enclorre le roi de Navarre là dedans, ou le combattre. De tout ce étoit le roi de Navarre bien informé, et bien savoit que il n’avoit mie puissance d’attendre bataille contre le roi Henry si étoffément accompagné, car il avoit plus de quarante mille hommes à cheval et à pied. Entre le roi Henry et le roi de Navarre avoit aucuns sages vaillans hommes de l’un royaume et de l’autre, prélats et barons, qui imaginoient le grand péril et dommage qui entre eux naître en pourroient, si par bataille s’encontroient. Si commencèrent à traiter sur une partie et sur l’autre de un respit avoir, pour mieux amoyenner leurs besognes ; et convint les traiteurs avoir moult de peine et de travail d’aller et de venir de l’un à l’autre avant que la besogne se pût entamer ; car les Anglois qui se trouvoient là bien deux mille se tenoient grands et orgueilleux contre les Espaignols, et conseilloient au roi de Navarre la bataille. D’autre part les Espaignols qui étoient là grand’foison prisoient petit les Anglois et les Navarrois ; pourtant étoient les traités durs à conclure. Nonobstant ce ceux qui s’en ensonnioient firent tant par leur travail et bonne diligence que un respit fut pris entre ces deux rois et leurs royaumes à durer six semaines, et là entre tant bonne paix, mais que on la put trouver. Et étoient les intentions des traiteurs que un mariage se feroit de l’infant de Castille, ains-né fils du roi Henry, à la fille du roi de Navarre ; par quoi plus sûre et plus ferme paix demeureroit et seroit entre eux à toujours. À ce entendoit le roi de Navarre volontiers ; car il verroit sa fille hautement mariée. Cil premier traité ne se put tenir, car l’infant de Castille étoit obligé ailleurs par mariage[1].

Or fut regardé du prélat et des barons de l’un royaume et de l’autre que Charles de Navarre auroit la fille du roi Henry[2]. Ce traité passa outre, parmi tant que le roi Damp Henry devoit tant faire envers le roi de France, en quelle garde Charles de Navarre étoit, que il devait retourner en Navarre, ainsi qu’il fit ; car à sa prière le roi de France lui renvoya[3]. Et devoit, parmi le mariage faisant, le roi de Navarre prêter dix ans, en cause de sûreté, au roi Henry la ville et le châtel de l’Estoille, la cité et le châtel de Tudelle, la ville et le châtel de la Garde ; et devoit le roi Henry rendre aux Anglois messire Pierre de Courtenay qui étoit son prisonnier, ainsi qu’il fit, et le seigneur de l’Esparre, Gascon[4]. Toutes ces choses furent scellées, confirmées et accordées et jurées à tenir fermes et estables à tous jours mais entre l’un roi et l’autre et leurs royaumes, et quiconque les briseroit ni romproit par aucune incidence, il se mettoit et soumettoit à la sentence du pape.

Entrementes que ces traités se faisoient et composoient, le roi de Navarre, qui étoit tenu envers les Anglois en la somme de vingt mille francs, pour lui acquitter envers eux, envoya en Arragon le vicomte de Castelbon pour quérir ces deniers et emprunter au roi d’Arragon, lequel roi lui prêta volontiers ; mais ses bonnes villes en demeurèrent en pleiges telles que Pampelune, Mirande, le Bourgh-la-reine, Corelle, et Saint-Jean du Pied des Ports[5].

Ainsi furent les Anglois payés et délivrés, et se partirent tout contens du roi de Navarre, et retournèrent arrière à Bordeaux, et de là en Angleterre ; et le mariage se fit de Charles de Navarre et de la fille au roi Henry, qui s’appeloit Jeanne, moult belle dame[6].

En cel an[7] trépassa le roi Henri de Castille, dont tout son royaume fut durement courroucé.

Tantôt après son trépas les Espaignols et les Castellains couronnèrent à roi son ains-né fils Jean : si demeura roi, par l’accord des prélats et des barons du royaume, d’Espaigne, de Castille, de Gallice, de Séville et de Corduan, et lui jurèrent tous foi et hommage à tenir à toujours mais.

Adonc s’émut la guerre entre le roi de Portingal[8] et le roi Jean de Castille, qui dura moult longuement, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire ; mais nous retournerons aux besognes de France.

  1. L’infant Juan de Castille était marié, depuis l’année 1374, avec D. Léonore, fille du roi Pierre d’Arragon.
  2. Le mariage de l’infant de Navarre avec D. Léonore, fille du roi D. Henri de Castille, est antérieur de plusieurs années à cette paix. Il fut célébré, le 27 mai 1375, à Soria.
  3. Suivant Secousse, le prince Charles de Navarre était venu en France vers le mois de mars 1378, et les actes du temps prouvent qu’il n’est retourné en Navarre que vers 1383. Ainsi Froissart s’est trompé quant au temps et aux circonstances du mariage de ce prince avec l’infante de Castille.
  4. Ayala rapporte des conditions différentes. Voici les articles principaux de cette paix. Henri, en se réconciliant avec le roi de Navarre, se réserve de rester allié avec la France. Le roi de Navarre renverra hors d’Espagne tous les capitaines des compagnies anglaises. Le roi de Castille retient comme gages de l’observation des traités les places de Tudela, Los Arcos, San-Vicente, Bernedo, Viana, Estrella, Lerin, Larraga, et quelques autres, au nombre de vingt, qui devaient être confiées à des chevaliers castillans. D. Ramir Sanchez de Arellano avait la garde d’Estrella pour les deux rois. Le roi de Castille prêtait au roi de Navarre vingt mille doubles pour l’aider à payer les Anglais et Gascons qu’il avait amenés avec lui et donnait en nantissement du paiement le château de la Guardia. Ces gages devaient rester pendant dix ans entre les mains du roi de Castille, qui de son côté rendrait au roi de Navarre toutes les places conquises sur lui par l’infant dans la dernière guerre.
  5. Ces renseignements ne sont pas tout-à-fait exacts. Voyez la note précédente.
  6. Elle ne s’appelait pas Jeanne, mais Léonore.
  7. C’est-à-dire l’année de la paix et non du mariage, qui eut lieu, comme je l’ai dit dans une note précédente, en 1375. Henri II mourut à Santo-Domingo de la Calzada, le lundi 30 mai, second jour de la Pentecôte, l’année 1379, âgé de quarante-six ans et six mois, après un règne de treize ans et deux mois.
  8. Ferdinand.