Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XLIII

La bibliothèque libre.
Livre II. [1378–1379]

CHAPITRE XLIII.


Comment le seigneur de Mucident se rendit Anglois, et comment le seigneur de Langurant fut occis par le capitaine de Carvilac, et la prise de Bouteville par les François[1].


Vous avez bien ouï ci-dessus recorder comment le sire de Mucident se tourna François par la prise où il fut pris à Ymet en Gascogne, et comment il vint voir le roi de France, et bien séjourna un an à Paris ou plus. Et tant y fut que il prit déplaisance, car il cuida au commencement et aussi au deffinement trouver au roi de France telle chose qu’il ne trouva mie, dont il se mélancolia et se repentit grandement de ce qu’il s’étoit tourné François ; mais il disoit que ce avoit été par contrainte et non par autre voie. Si s’avisa que il s’embleroit de Paris où il avoit trop séjourné et se retourneroit en son pays et se rendroit Anglois ; car mieux en courage lui plaisoit le service du roi d’Angleterre que celui du roi de France. Si fit ainsi comme il ordonna ; et donna à entendre à tous ceux dont il avoit la connoissance, excepté à ceux de son conseil, que il étoit deshaitié. Si monta sur un soir à cheval, tout desconnu, lui quatrième, et se partit de Paris et chevaucha vers son pays. Ses gens petit à petit le suivoient. Tant exploita par ses journées que il vint à Bordeaux : si trouva messire Jean de Neufville sénéchal de Bordeaux à qui il recorda son aventure. Si se tourna Anglois ; et dit qu’il avoit plus cher à mentir sa foi devant le roi de France que envers son naturel seigneur le roi d’Angleterre. Ainsi demeura le sire de Mucident Anglois tant comme il vesqui ; de quoi le duc d’Anjou fut moult courroucé ; et dit bien et jura que si jamais le tenoit il lui toldroit la tête. De ce étoit le sire de Mucident tout informé et avisé ; si se gardoit du mieux qu’il pouvoit.

Encore se tenoit le sire de Langurant François, lequel étoit un moult appert chevalier, et faisoit plusieurs contraires ès terres des seigneurs qui étoient retournés Anglois, qui lui marchissoient[2], tels comme le seigneur de Mucident, le seigneur de Rozem et le seigneur de Duras. De quoi ces trois barons étoient moult courroucés et mettoient grand’entente à ce qu’ils le pussent occire, car il leur étoit trop fort ennemi. Le sire de Langurant, qui étoit un chevalier de grand’volonté, chevauchoit un jour et avoit en sa compagnie environ quarante lances ; et vint assez près de une garnison anglesche que on dit Carvilac, qui étoit de l’héritage du captal de Buch et à son frère. Si fit une embûche de ses gens en un bois et dit : « Demeurez, je veuil aller tout seul courir devant ce fort, savoir si nul sauldra hors contre nous. » Ses gens demeurèrent. Il chevaucha outre, monté sur fleur de coursier, et vint devant les barrières de Carvilac et parla aux gardes, et demanda : « Où est Bernart Courant votre capitaine ? Dites-lui que le sire de Langurant lui demande une joute ; il est bien si bon homme d’armes et si vaillant qu’il ne la refusera pas pour l’amour de sa dame ; et s’il la refuse il lui tournera à grand blâme ; et dirai partout où je irai qu’il m’aura refusé par couardise une joute de fer de lance. » À la barrière pour l’heure étoit l’un des varlets Bernard Courant, qui lui dit : « Sire de Langurant, j’ai ouïe votre parole ; or vous souffrez un petit et je irai parler à mon maître : jà ne sera reproché que par lâcheté il vous refuse, mais que vous le veuillez attendre. » — « Par ma foi ! répondit le sire de Langurant, oil. » Le varlet se partit et vint en une chambre où il trouva son maître ; si lui recorda les paroles que vous avez ouïes. Quand Bernard ot ce entendu, si lui engrossa le cœur au ventre, et affelonit grandement, et dit : « Çà ! mes armes ! ensellez-moi mon coursier ; il ne s’en ira jamais refusé. » Tantôt fut fait ; il s’arma et monta à cheval, et prit sa targe et son glaive, et fit ouvrir la porte et la barrière, et se mit aux champs.

Quand le sire de Langurant le vit venir, si fut tout réjoui ; si abaissa son glaive et mit en ordonnance de bon chevalier ; et aussi fit l’écuyer : si éperonnèrent leurs chevaux. Tous deux étoient bien montés et à volonté. Si se consuirent des glaives si roidement en my leurs écus qu’ils volèrent en pièces. Au passer outre Bernard Courant consuivit à meschef de l’épaule[3] le seigneur de Langurant et le bouta hors de sa selle, et le jeta sur la terre. Quand Bernard Courant le vit aterré, il fut tout réjoui, et tourna tout court son coursier sur lui ; et ainsi que le sire de Langurant se releva, Bernart qui étoit fort écuyer et appert, le prit à deux mains par le bacinet[4] et le tira si fort à lui qu’il lui arracha hors de la tête et le jeta dessous son cheval. Les gens du seigneur de Langurant qui étoient en embûche véoient bien tout ce ; si commencèrent à eux dérouter pour venir celle part et rescourre leur seigneur. Bernard Courant regarda sur côté et les vit venir ; si trait sa dague et dit au seigneur de Langurant : « Rendez-vous, sire de Langurant, mon prisonnier, rescous ou non rescous, ou autrement vous êtes mort. » Le sire de Langurant qui avoit fiance en ses gens pour être rescous, se tint tout quoi et rien ne répondit. Quand Bernard Courant vit ce et qu’il n’en auroit autre chose, si fut tout emflambé d’aïr et se douta que il ne perdît le plus pour le moins, et lui avala une dague qu’il tenoit sur le chef qu’il avoit tout nu ; et lui embarra là dedans et puis la ressacha, et féry cheval des éperons et se relança ens ès barrières ; et là descendit et se mit en bon convenant pour lui défendre si il besognoit. Quand les gens du seigneur de Langurant furent venus à lui, il le trouvèrent navré à mort ; si furent tous courroucés, et l’ordonnèrent et appareillèrent au mieux qu’ils purent et le rapportèrent arrière en son châtel : mais il mourut à lendemain. Ainsi advint en ce temps en Gascogne du seigneur de Langurant.

En ce temps advint un fait d’armes en Rochelois ; car Héliot de Plaisac, un moult aduré[5] écuyer et vaillant homme aux armes étoit capitaine de Bouteville, un fort anglois, et tenoit là en garnison environ six vingt lances de compagnons anglois et gascons, qui moult contraignoient le pays, et couroient presque tous les jours devant la Rochelle et devant Saint-Jean d’Angely ; et tenoient ces deux villes en tel doute que nul n’osoit issir, fors en larcin, dont les chevaliers et les écuyers du pays étoient moult courroucés ; et s’avisèrent un jour que ils y pourverroient de remède à leur loyal pouvoir, ou ils seroient de leurs ennemis morts ou pris sur les champs. Si se cueillirent et assemblèrent à la Rochelle environ deux cents lances, car c’étoit la ville où Héliot et les siens couroient le plus souvent devant ; et là étoient de Poitou et de Xaintonge le sire de Tors, le sire de Puisances, messire Jacque de Surgières, messire Parcevaulx de Coulogne, messire Regnault de Touars, messire Hue de Vivonne et plusieurs autres, en grand’volonté de rencontrer leurs ennemis. Et sçurent ces capitaines par leurs espies que Héliot de Plaisac chevaucheroit et viendroit devant la Rochelle accueillir la proie : si s’ordonnèrent selon ce au plus tôt qu’ils porent, le soir, tous bien armés et montés à cheval, et se mirent aux champs. À leur département ils ordonnèrent que à lendemain bien matin on mît le bétail hors aux champs à l’aventure. Ainsi fut fait que ordonné fut. Quand ce vint au matin, Héliot de Plaisac et sa route s’en vinrent courir devant la Rochelle et férir jusques aux barrières. Entrementes ceux qui commis étoient à cueillir la proie l’assemblèrent toute et la firent mener des hommes du pays devant eux. Ils ne l’eurent mie menée une lieue quand véez-ci les François, qui étoient plus de deux cents lances, qui leur vinrent sur aile ; et ne s’en donnoient garde les Anglois, et se boutèrent de plain élai atout leurs roides lances sur leurs ennemis. De première venue il y en ot plusieurs rués par terre. Là dit Héliot de Plaisac : « À pied, à pied tout homme, et nul ne s’en fuie, et laisse chacun aller son cheval ; si la journée est nôtre, nous aurons chevaux assez ; et si elle est contre nous, nous nous passerons bien de chevaux. » Là se mirent Anglois et Gascons et ceux du côté Héliot tous à pied et en bon convenant. Aussi firent les François, car ils doutèrent de leurs chevaux perdre du fer des glaives. Là ot dure rencontre et forte bataille, et qui longuement dura, car ils étoient tous main à main ; et poussoient de leurs glaives si roidement là où ils se atteignoient que ils se mettoient jusques à la grosse alaine[6]. Là ot fait plusieurs grands appertises d’armes, mainte prise et mainte rescousse ; finablement les François obtinrent la place, et furent leurs ennemis déconfits et tous morts et pris ; et petit s’en sauvèrent ; et toute leur proie rescousse, et Héliot de Plaisac pris et amené en la Rochelle. Tantôt après cette avenue les seigneurs dessus nommés s’en allèrent devant le châtel de Bouteville, qui fut pris ; et léger étoit à prendre, car on n’y trouva nulli. Ainsi fut Bouteville François, dont tout le pays d’environ ot grand’joie ; et demeura Héliot de Plaisac en prison un long temps.

  1. Les faits rapportés dans ce chapitre appartiennent à l’année 1378 ou 1379.
  2. Dont les terres étaient limitrophes aux siennes.
  3. Atteignît dangereusement l’épaule.
  4. Chapeau de fer.
  5. Endurci à la fatigue.
  6. Jusqu’à s’épuiser à force de fatigue.