Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XLVII

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CHAPITRE XLVII.


Comment ceux de la garnison de Chierbourch déconfirent les François. Comment le fort château de Mont-Ventadour fut par trahison livré à Geffroy-Tête-Noire, et comment Aymerigot Marcel prit plusieurs forts au pays d’Auvergne.


En ce temps se tenoit toute Bretagne close[1], tant pour le roi de France que l’un contre l’autre, car les bonnes villes de Bretagne étoient assez de l’accord du duc, et avoient grand’merveille que on demandoit à leur seigneur ; et aussi étoient de leur accord plusieurs chevaliers et écuyers du pays, et la comtesse de Penthièvre, mère aux enfants de Bretagne avecques eux : mais le connétable de France, messire Bertran de Claiquin, le sire de Cliçon, le sire de Laval, le vicomte de Rohan et le sire de Rochefort, tenoient le pays en guerre avecques la puissance qui leur venoit de France. Car à Pont-Orson et à Saint-Malo de l’Isle avoit très grand’foison de gens d’armes de France, de Normandie, d’Auvergne et de Bourgogne, lesquels y faisoient moult de desroys. Le duc de Bretagne, qui se tenoit en Angleterre, étoit bien informé de ces avenues, et comment le duc d’Anjou qui se tenoit à Angers lui faisoit détruire et guerroyer son pays, et comment les bonnes villes se tenoient closes au nom de lui, et aucuns chevaliers et écuyers de Bretagne, dont il leur savoit bon gré. Mais ce nonobstant ne s’osoit-il fier de retourner en Bretagne, car il se doutoit de trahison ; et aussi il ne le trouvoit pas en conseil[2] devers le roi d’Angleterre ni le duc de Lancastre.

D’autre part, en Normandie, se tenoit à Valognes en garnison messire Guillaume des Bordes, lequel en étoit capitaine, en la compagnie le Petit, sénéchal d’Eu, messire Guillaume Martel, messire Braques de Braquemont, le sire de Tracy, messire Parceval d’Aineval, le Bègue d’Ivry, messire Lancelot de Lorris et plusieurs autres chevaliers et écuyers ; et subtilloient nuit et jour comment ils pussent porter dommage à ceux de Chierbourch, dont messire Jean de Harleston étoit capitaine. Ceux de Chierbourch issoient souvent hors quand bon leur sembloit ; car ils pouvoient, toutefois qu’il leur plaisoit, chevaucher à la couverte que on ne savoit rien de leurs issues, pour les grands bois où ils marchissoient[3] ; car ils avoient faite une voie et taillée à leur volonté, que ils pouvoient issir hors et chevaucher sur le pays sans danger des François. Et avint en celle saison[4] que les François chevauchoient et eux aussi ; et rien ne savoient les uns des autres ; et tant que d’aventure ils se trouvèrent ens ès bois, en une place que on dit Preston. Lorsqu’ils s’entretrouvèrent, ainsi que chevaliers et écuyers qui désirent à combattre, ils mistrent tous pied à terre, excepté messire Lancelot de Lorris, qui demeura sus son coursier, le glaive au poing et la targe au col, et demanda une joute pour l’amour de sa dame. Là étoit qui bien l’entendit ; si fut tantôt recueilli, car autant bien y avoit des chevaliers amoureux avecques les Anglois comme il étoit ; et vint sur lui messire Jean de Copellant, un moult roide chevalier ; et éperonnèrent leurs chevaux et se boutèrent l’un sur l’autre de plein élai, et se donnèrent sur leurs targes très grands horions. Là fut consuivi messire Lancelot du chevalier anglois, par telle manière qu’il perça la targe et toutes les armures et lui passa tout oultre le corps, et fut navré à mort ; dont ce fut dommage, car il étoit appert chevalier, jeune, frisque et amoureux, et fut depuis moult plaint. Adonc se boutèrent François et Anglois les uns dedans les autres, et se combattirent longuement des glaives et puis des haches. Là furent bons chevaliers, de la part des François, messire Guillaume des Bordes, le Petit, sénéchal d’Eu, messire Guillaume Martel, messire Braques de Braquemont et tous les autres ; et se combattirent vaillamment. Et aussi firent les Anglois, messire Jean de Harleston, messire Philipars Pigourde, messire Jean Burlé, messire Jean de Copellant et tous les autres ; et avint finablement que, par bien combattre, la journée leur demeura ; et obtinrent la place, et furent les François tous morts ou pris ; et fut messire Guillaume des Bordes pris d’un écuyer de Hainaut nommé Guillaume de Baulieu[5]. Si furent menés à Chierbourch ; et là trouvèrent messire Olivier de Claiquin aussi prisonnier. Ainsi alla de celle besogne, si comme je fus adonc informé.

D’autre part, en Auvergne et en Limousin, avenoient souvent faits d’armes et merveilleuses emprises ; et par espécial, dont ce fut dommage pour le pays, le châtel de Mont-Ventadour en Auvergne, qui est l’un des plus forts châteaux du monde, fut trahi et vendu à un Breton, le plus cruel et austère de tous les autres, qui s’appeloit Geoffroy Tête-Noire, et je vous dirai comment il l’eut. Le comte de Mont-Ventadour et de Montpensier étoit un ancien et simple prudom qui plus ne s’armoit, mais se tenoit tout quoy en son châtel. Ce comte avoit un écuyer à varlet, nommé Pons du Bois, lequel l’avoit servi moult longuement ; et trop petit avoit profité en son service, et véoit que nul profit d’or ni d’argent il n’y pouvoit avoir. Si s’avisa d’un mauvais avis qu’il se payeroit ; si fit un secret traité à Geffroy Tête-Noire qui se tenoit en Limousin, et tant que il livra le châtel de Ventadour pour six mille francs. Mais il mit en son marché que son maître, le comte de Ventadour, n’auroit jà mal, et le mettroit-on hors du châtel débonnairement, et lui rendroient tout son arroy. Ils lui tinrent son convenant, ni oncques ne firent mal au comte ni à ses gens, et ne retinrent fors les pourvéances et l’artillerie dont il y avoit grand’foison. Si s’en vint le comte de Ventadour et ses gens demeurer à Montpensier de-lez Aigue-Perse en Auvergne ; et Geffroy Tête-Noire et ses gens tinrent Mont-Ventadour, par lequel ils endommagèrent fort le pays, et prirent plusieurs châteaux en Auvergne, en Rouergue, en Limousin, en Quercin, en Givauldan, en Bigorre et en Agénois. Avec Geffroy Tête-Noire avoit plusieurs autres capitaines qui faisoient moult de grands appertises d’armes : et prit Aimerigot Marcel, un écuyer de Limousin, Anglois, le fort châtel de Caluset séant en Auvergne en l’évêché de Clermont. Cil Aimerigot avec ses compagnons coururent le pays à leur volonté. Si étoient de sa route et capitaines d’autres châteaux : le Bourg de Carlat, le Bourg Anglois, le Bourg de Champagne, Raymond de Sors, Gascon, et Pierre de Biern, Biernois.

Aimerigot Marcel chevauchoit une fois, lui douzième tant seulement, à l’aventure ; et prit son chemin pour venir à Aloise de-lez Saint-Flour, qui est un beau château de l’évêché de Clermont. Bien savoit que le châtel n’étoit point gardé, fors du portier tant seulement. Ainsi qu’ils chevauchoient à la couverte devant Aloise, Aimerigot regarda et vit que le portier séoit sur une tronche de bois en dehors du châtel. Adonc dit un Breton qui savoit trop bien jouer de l’arbalêtre : « Voulez-vous que je vous le rende tout mort du premier coup ? » — « Oil, dit Aimerigot, je t’en prie. » Cil arbalêtrier entoise et trait un carreau, et assenne le portier de droite visée en la tête et lui embarre tout dedans. Le portier qui étoit navré à mort, quand il se sentit féru, rentra en la porte et cuida refermer le guichet, mais il ne le put, car il chut là tout mort. Aimerigot et ses compagnons se hâtèrent et entrèrent dedans : si trouvèrent le portier tout mort et sa femme de-lez lui tout effréée, à laquelle ils ne firent nul mal, mais ils lui demandèrent où le châtelain étoit. Elle répondit que il étoit à Clermont. Les compagnons assurèrent la femme de sa vie, afin qu’elle leur baillât les clefs du châtel et de la maîtresse tour. Elle le fit, car elle n’avoit point de défense ; et puis la mirent hors, et lui rendirent toutes ses choses, voire ce que porter en put : si s’en vint à Saint-Flour, à une lieue de là. Ceux de Saint-Flour furent tout ébahis quand ils sçurent que Aloise étoit Anglesche : aussi furent ceux du pays d’environ.

Assez tôt après prit Aimerigot Marcel le fort châtel de Vallon par échellement ; et quand il fut dedans, le capitaine dormoit en une grosse tour, laquelle n’étoit mie à prendre de force. Adonc s’avisa Aimerigot d’un subtil tour ; car il tenoit le père et la mère du capitaine : si les fit venir devant la tour, et fit semblant qu’il les feroit décoler si leur fils ne rendoit la tour. Les bonnes gens doutoient la mort ; si dirent à leur fils qu’il eût pitié d’eux ou autrement ils étoient morts. Si pleuroient tous deux moult tendrement. L’écuyer se rattendry grandement, et n’eût jamais vu son père ni sa mère mourir ; si rendit la tour ; et on les bouta hors du châtel Ainsi fut Vallon Anglesche, qui gréva moult le pays ; car toutes manières de gens qui vouloient mal faire se retraioient dedans, où en Caluset à deux lieues de Limoges, ou en Carlat, ou en Aloise, ou en Ventadour et en plusieurs autres châteaux. Et quand ces garnisons se assembloient, ils pouvoient être cinq ou six cents lances ; et couroient toute la terre au comte Dauphin qui leur étoit voisine, et nul ne leur alloit au devant tant qu’ils fussent ensemble. Bien est vérité que le sire d’Apchier leur étoit grand ennemi ; aussi étoient le sire de Sollereil et le bâtard de son frère, et un écuyer de Bourbonnoïs nommé Gardonces. Cil Gardonce, par beau fait d’armes et d’une rencontre, print un jour Aimerigot Marcel, et le rançonna à cinq mille francs : tant en eut-il. Ainsi se portoient les faits d’armes en Auvergne et en Limousin et ès marches de par delà.

  1. Froissart ne parle point ici de l’arrêt de confiscation de la Bretagne, du 4 décembre 1378, dont cette division des Bretons fut la suite, ce qui eut lieu en 1379.
  2. C’est-à-dire que le roi d’Angleterre ni le duc de Lancastre ne lui conseillaient pas de retourner en Bretagne.
  3. Dont ils étaient voisins.
  4. Cette rencontre des Français et des Anglais près Cherbourg est du jour de Saint-Martin d’été, 4 juillet 1378, et Froissart en a déjà parlé au premier livre.
  5. Guillaume des Bordes était encore prisonnier dans la tour de Londres le 30 d’août 1380.