Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XLVIII

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CHAPITRE XLVIII.


Comment Clément fut tenu à pape par le roi de France, et comment il envoya en France le cardinal de Poitiers.


Je me suis longuement tenu à parler du fait de l’Église, si m’y vueil retourner, car la matière le requiert. Vous avez bien ci dessus ouï recorder comment, par l’effort des Romains, les cardinaux qui pour le temps régnoient, et pour le peuple de Rome apaiser qui trop fort étoit ému sur eux, firent pape et nommèrent l’archevêque de Bari, qui s’appeloit en devant Berthelemieu des Aigles[1]. Cil reçut la papalité, et fut nommé Urbain le VI, et ouvrit grâces ainsi comme usage est. L’intention de plusieurs cardinaux étoit que, quand ils verroient leur plus bel, ils remettroient leur élection ensemble et ailleurs, car ce pape ne leur étoit mie profitable ni aussi à l’Église, car il étoit trop fumeux et trop melencolieux. Quand il se vit en prospérité et puissance de papalité, et que plusieurs rois chrétiens escripsoient à lui et se mettoient en son obéissance, il se oultre-cuida et enorgueillit et voult user de puissance et de tête, et retrancher aux cardinaux plusieurs choses de leur droit et outre leurs accoutumances ; de quoi il leur déplut grandement ; et en parlèrent ensemble ; et distrent et imaginèrent que il ne leur feroit jà bien, et que il n’étoit pas digne de gouverner le monde. Si proposèrent les plusieurs que ils éliroient un autre qui seroit sage et puissant, et par lequel l’Église seroit bien gouvernée.

À cette ordonnance mettoient grand’peine les cardinaux, et par espécial cil qui depuis fut élu pape. Par tout un été, furent-ils en variation[2] ; car ceux qui tiroient à faire pape n’osoient découvrir leur secret généralement pour les Romains ; et tant que, sur les vacations de cour plusieurs cardinaux se partirent de Rome et s’en allèrent ébattre en plusieurs lieux à leur plaisance. Urbain s’en alla en une cité que on dit Tieulle[3], et là se tint un grand temps. En ces vacations et ce terme qui longuement ne pouvoit durer, car trop grand’foison de clercs de diverses parties du monde étoient à Rome attendant grâces, et jà les plusieurs étoient promises et colloquées, les cardinaux, qui étoient tous d’un accord, se mirent ensemble et firent pape ; et eschéi le sort et la voix à messire Robert de Genève[4] ; et fut premièrement évêque de Thérouenne et puis évêque de Cambrai, et s’appeloit le cardinal de Genève. À cette élection faire furent présens la greigneur partie des cardinaux ; et fut appelé Clément.

En ce temps avoit en la marche de Rome un moult vaillant chevalier de Bretagne, qui s’appelloit Sevestre Bude, qui tenoit dessous lui plus de deux mille Bretons ; et tous s’étoient, les années passées, bien portés contre les Florentins, que pape Grégoire avoit guerroyés et excommuniés pour leur rébellion ; et avoit Sevestre Bude tant fait, qu’ils étoient venus à merci. Pape Clément, et les cardinaux qui de son accord étoit, le mandèrent secrètement et toutes ses gens. Si s’en vint bouter au bourg Saint-Pierre et au fort châtel Saint-Ange dehors Rome, pour mieux contraindre les Romains. Si ne s’osoit Urbain partir de Tieulles, ni les cardinaux qui de son accord étoient. Grandement n’y en avoit mie, pour la doutance des Bretons ; car ils étoient grand’foison et tous gens de fait, et ruoient jus tout ce qu’ils rencontroient. Quand les Romains se virent en ce danger, si mandèrent autres soudoyers allemands et Lombards, qui escarmouchoient tous les jours contre ces Bretons. Clément ouvrit grâces[5] et signifia son nom[6] par tout le monde. Quand le roi de France qui pour le temps régnoit en fut certifié, si lui vint de premier à grand merveille ; et manda ses frères, et les hauts barons de France, et tous les prélats, et le recteur, et les maîtres et docteurs de l’université de Paris, pour savoir à laquelle élection de ces deux papes, ou à la première ou à la dernière il se tenroit. Cette chose ne fut pas sitôt déterminée, car plusieurs clercs varioient ; mais finablement tous les prélats de France s’inclinoient à Clément, et aussi faisoient les frères du roi, et la greigneur partie de l’université de Paris. Et fut le roi Charles de France tellement montré et informé par tous les plus grands clercs de son royaume, qu’il obéit au pape Clément[7] et le tint à droit pape ; et fit un commandement espécial par tout son royaume que on tenist Clément à pape, et que tous obéissent à lui si comme à Dieu en terre. Le roi d’Espaîgne tint celle opinion[8] ; aussi fit le comte de Savoye, le sire de Milan et la roine de Naples[9]. Ce que le roi de France crut en Clément colora grandement son fait ; car le royaume de France est la fontaine de chrétienté, d’excellence et de créance, pour les nobles églises et les hautes prelacions qui y sont. Encore vivoit Charles de Boësme, roi d’Allemagne et empereur de Rome[10], et se tenoit à Prague en Behaigne, et étoit informé de toutes ces choses qui lui venoient à grand’merveille ; et quoique tous ceux de l’empire d’Allemagne, excepté l’archévêque de Trêves, crussent de fait, de courage et d’intention en Urbain, ni ne vouloient ouïr parler d’autre, l’empereur se feingny et dissimula tant qu’il vesqui ; et répondoit, quand on lui en parloit, si bien que tous prélats et barons de son empire s’en contentoient. Nonobstant tout ce les églises de l’Empire obéissoient à Urbain, et aussi fit tout le royaume d’Angleterre ; et le royaume d’Escosse obéit à Clément. Le comte Louis de Flandre gréva grandement Clément ès parties de Brabant, de Hainaut, de Flandre et du Liége, car il vouloit toujours demeurer Urbaniste ; et disoit que on faisoit à ce pape tort. Et ce comte étoit tout cru et renommé adonc ès parties où il conversoit ; et pour ce les églises et les seigneurs terriens se tenoient à son opinion. Mais ceux de Hainaut, les églises et le sire conjoints avecques eux, demeurèrent neutres, et ne obéirent ni à l’un ni à l’autre : de quoi l’évêque de Cambray pour le temps, qui s’appeloit Jean, en perdoit en Hainaut toutes ses revenues en temporalité.

En ce temps fut envoyé ens ès parties de France, de Hainaut, de Flandre et de Brabant, de par le pape Clément, le cardinal de Poitiers[11] un moult prudomme et vaillant et sage clerc, pour enseigner et prêcher le peuple, car il avoit été en la première élection. Si montroit bien comment par contrainte ils avoient l’archevêque de Bari fait pape. Le roi de France et ses frères et les prélats de France le recueillirent bénignement, et entendirent volontiers à ses besognes et à ses paroles ; et leur semblèrent toutes véritables, pourtant y ajoutèrent-ils plus grand’foi. Et quand il ot été en France à son plaisir, il s’avala en Hainaut où il fut reçu du duc Aubert liement. Aussi fut-il en Brabant du duc et de la duchesse, mais autre chose n’y conquesta. Il cuida à son venir aller au Liége ; mais il en fut si déconseillé que point n’y alla. Si retourna à Tournay ; et cuidoit aller en Flandre pour parler au comte ; mais point n’y alla, car il lui fut signifié du comte qu’il n’y avoit que faire, car il tenoit Urbain à pape, et toujours il le tiendroit, et en cel état vivroit et mourroit. Si se partit le cardinal de la ville de Tournay, et s’en vint à Valencienne et de là à Cambray ; et là se tint long-temps, en espérance de toujours ouïr bonnes nouvelles.

  1. Barthélemi Prignano, archevêque de Bari, fut élu le 9 avril 1378, et couronné le 18 du même mois, et s’appela Urbain VI.
  2. Pendant l’été de l’année 1378.
  3. Tivoli.
  4. Robert de Genève fut élu à Fondi, le 21 septembre 1378, et couronné le 31 octobre suivant : il prit le nom de Clément VII. (Voyez l’excellent morceau de M. Sismondi, sur ce schisme, dans son tome VII des Républiques italiennes.)
  5. Distribua les grâces du saint siége.
  6. Aussitôt que le pape est nommé, il choisit le nom sous lequel on doit le désigner.
  7. Charles V se déclara pour Clément VII dans l’assemblée de Vincennes, le mardi 16 novembre 1378.
  8. Le roi de Castille, Henri de Transtamare, dans l’assemblée de Tolède, en 1378, resta neutre. L’Arragon et le Portugal en firent autant. Clément VII ne fut reconnu en Castille que sous le roi Jean, fils de Henri, le jour de la Pentecôte 1381, dans l’assemblée de Salamanque, où avaient été transférés les états de Medina del Campo. Le Portugal ne le reconnut que l’année suivante.
  9. La reine Jeanne, de Naples, reconnut d’abord Urbain VI, mais rebutée par les procédés durs et hautains de ce pape, elle favorisa l’élection de Clément VII. Urbain VI s’en vengea et fut la principale cause de tous ses malheurs.
  10. Charles IV, empereur et roi de Bohême, mort le 29 novembre 1378. Il était attaché à Urbain VI, qui confirma à son fils Venceslas la succession à l’empire.
  11. Suivant les grandes Chroniques de France et la continuation de la Chronique française de Guillaume de Nangis, les cardinaux de Poitiers et d’Aigrefeuille arrivèrent à Paris après Pâques de l’an 1379. La continuation de Nangis dit que le cardinal d’Aigrefeuille était destiné pour l’Allemagne, et le cardinal de Poitiers pour l’Angleterre. Ils furent reçus au Louvre et eurent plusieurs conférences avec le roi. Le 4 mai, le cardinal de Limoges présenta le chapeau rouge au cardinal d’Autun en présence du roi. Le 7 du même mois, ils allèrent à Vincennes, où ils eurent audience du roi sur l’objet de leur légation, et bientôt après ils partirent de Paris pour se rendre à leur destination. Le cardinal de Poitiers alla d’abord à Tournay ; et celui d’Aigrefeuille, suivant la continuation de Nangis, à Metz, mais ils ne purent obtenir de sauf-conduit pour l’Allemagne ni pour l’Angleterre. J’ai suivi la continuation de Nangis pour les dates, beaucoup plus exactes là que celles des grandes Chroniques de France.