Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XXIX

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CHAPITRE XXIX.


Des issues et chevauchées que les Anglois firent en cette saison en divers lieux parmi France.
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Messire Jean d’Arondel, qui se tenoit à Hantonne atout deux cents hommes d’armes et quatre cents archers, entendit par gens qui furent pris sur mer en une nef normande que l’armée du duc de Lancastre avoit nettoyé tous les hâvres de Normandie des François, et que nul n’en y avoit sur la mer. Si ordonna tantôt ses vaisseaux et ses besognes et quatre grosses nefs chargées de pourvéances, et puis entra en sa navire. Il eut vent à volonté et s’en vint férir au hâvre de Chierbourch, où il fut des compagnons reçu à grand’joie. Et demeura le château de Chierbourch en la garde et au péril des Anglois, et s’en partirent les Navarrois ; mais pour ce ne s’en partit mie Pierre Bascle qui capitaine en avoit été, ains demeura avec les Anglois et le tinrent à compagnon. Et vous dis que Chierbourch n’est point à conquérir si ce n’est par famine ; car c’est un des plus forts châteaux du monde, et bien conforté de la mer de toutes parts. Si firent ceux qui dedans se tinrent plusieurs belles issues et emprises sur ceux de Valognes quand messire Jean d’Arondel s’en fut parti ; car il ne séjourna que quinze jours depuis que il eut ravitaillé Chierbourch, et s’en retourna arrière à Hantonne dont il étoit capitaine. Or parlerons du siége de Saint-Malo.

Quand les Anglois entrèrent premièrement au hâvre de Saint-Malo, ils trouvèrent grand’foison de vaisseaux de la Rochelle tous chargés de bons vins. Les marchands eurent tantôt tout vendu : les vins furent pris et déchargés et les nefs arses. Or se fit le siége devant Saint-Malo grand et beau ; car ils étoient assez gens pour le faire. Si commencèrent les Anglois à courir sur le pays et faire moult de desrois ; et ceux qui étoient le plus souvent sur les champs, c’étoit messire Robert Canolle et messire Hue Broce son neveu qui connoissoient le pays. Ces deux couroient tous les jours, et le chanoine de Robersart en leur compagnie : une fois perdoient et le plus gagnoient. Si gâtèrent et ardirent tout le pays environ Saint-Malo. Les osts du duc de Lancastre et du comte de Cantebruge son frère étoient moult plantureux de tous vivres ; car il leur en venoit foison d’Angleterre et des îles prochaines qui appendoient à eux. Si y eut fait devant Saint-Malo plusieurs grands assauts et merveilleux et bien défendus, car il y avoit dedans très bonnes gens d’armes qui n’étoient mie légers à conquérir, mais bien gardant et défendant, contre les assaillans. Si firent les seigneurs de l’ost ouvrer et charpenter manteaux d’assaut ; et avoient en l’ost bien quatre cents canons[1] mis et assis tout autour de la ville qui contraindoient durement ceux de dedans. Entre les assauts il y en ot un dur et pesant, car il dura un jour tout entier ; et là eut occis et blessés plusieurs Anglois ; car ceux de dedans se défendoient si vaillamment que nulles gens mieux d’eux. Là ot mort à l’assaut un chevalier d’Angleterre, qui s’appeloit messire Pierre l’Estrange, pour lequel le duc de Lancastre et le comte son frère furent moult courroucés.

Nous parlerons un petit du siége de Mortaigne sur mer en Poitou et de Yvain de Galles.

  1. Des historiens modernes croient qu’il y a ou exagération ou erreur dans le nombre de 400 canons. D’autres, comme le père Daniel, pensent que ces canons étaient d’un petit calibre. Mais peut-être que Froissart emploie ici le mot de canons d’une manière générique pour désigner les différentes machines de guerre destinées à l’attaque de la ville.