Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XXX

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CHAPITRE XXX.


Comment Yvain de Galles, tenant le siége devant Mortaigne, fut par un sien serviteur occis et murdry en trahison.


Yvain de Galles avoit durement étreint ceux de Mortaigne en Poitou[1] dont le souldich de l’Estrade étoit capitaine, et les avoit assiégés en quatre lieux et par quatre bastides : la première des bastides séoit sur le bout d’une roche devant le châtel, droit sur le bord de la rivière de Garonne, par où devant il convenoit toutes nefs passer allant de Garonne en la mer, et de la mer rentrant en Garonne ; et là en cette bastide Yvain de Galles étoit. La seconde bastide étoit entre l’eau et le châtel bas en un pré et devant une poterne dont nul ne pouvoit issir ni partir, si il ne vouloit être perdu. La tierce bastide étoit à l’autre lez du châtel. La quatrième bastide étoit en l’église de Saint-Léger à demi lieue près du fort. Ces bastides et ces siéges avoient tellement contraint ceux de Mortaigne, par là être longuement, car le siége dura près d’un an et demi[2], que ils n’avoient de quoi vivre, ni chausses, ni souliers au pied ; et si ne leur apparoît confort ni secours de nul côté, de quoi ils étoient tous ébahis. Ce siége étant devant Mortaigne, issit hors du royaume d’Angleterre et de la marche de Galles un écuyer Gallois : peu fut-il gentilhomme, et bien le montra, car oncques gentil cœur ne pensa ni ne fit trahison, et se appeloit Jacques Lambe. À son département il fût fondé sur male entente ; et veulent les aucuns dire, en Angleterre même, que à son département il fut chargé et informé d’aucuns chevaliers d’Angleterre de faire la trahison et mauvaiseté que il fit ; car Yvain de Galles étoit grandement haï en Angleterre et en Gascogne pour la cause du captal de Buch que il prit et aida à prendre et ruer jus devant Soubise en Poitou : de laquelle prise on ne le put ravoir ni pour échange du comte de Saint-Pol, ni pour autre, ni pour or, ni pour argent que on en sçut offrir ; et le convint mourir par mérancolie en la tour du Temple à Paris, dont grandement déplaisoit à ses amis.

Ce Jacques Lambe en ce temps arriva en Bretagne, et fit tant par son exploit que il vint en Poitou ; et partout passoit, car il se disoit être des gens à cet Yvain de Galles, pourtant que il parloit assez bon François, et savoit Gallois. Et disoit que il venoit de la terre de Galles pour parler à Yvain. De ce il étoit légèrement cru, et fut des gentils hommes du pays, pour l’amour et honneur de Yvain, aconvoyé jusques à Mortaigne où le siége se tenoit, et là laissé. Adonc se trait sagement ce Jacques Lambe devers Yvain, quand il vit que heure fut, et se agenouilla devant lui, et lui dit en son langage que il étoit yssu hors de Galles pour lui voir et servir. Yvain, qui nul mal n’y pensoit, le crut légèrement et lui sçut grand gré ; et lui dit tantôt que son service il vouloit bien avoir ; et puis lui demanda des nouvelles du pays. Il en dit assez, fussent vraies ou non vraies ; et lui fit acroire que toute la terre de Galles le désiroit moult, à ravoir à seigneur. Cette parole enamoura moult Yvain de ce Jacques ; car chacun par droit revient volontiers au sien ; et en fit tantôt son chambellan. Ce Jacques de plus en plus s’accointa si bien de Yvain de Galles que Yvain n’avoit en nul si grand’fiance comme il avoit en lui. Tant s’enamoura Yvain de Jacques et tant le crut que il lui en meschey, dont ce fut dommage ; car il étoit grand et haut gentilhomme et vaillant aux armes, et fut jadis fils d’un prince qui avoit été en Galles[3], lequel le roi Édouard d’Angleterre avoit fait mourir et décoller. La cause pourquoi je la ignore ; et avoit le roi d’Angleterre saisi toute la prinçauté de Galles, appartenant au dit Yvain, lequel en sa jeunesse s’en vint en France et remontra ses besognes au roi Philippe de France, qui volontiers y entendit et le retint de-lez lui ; et fut, tant que il véqui, des enfans de sa chambre avecques ses neveux d’Alençon et autres. Et aussi fit le roi Jean ; et s’arma toudis du temps du roi Jean ; et fut à la bataille de Poitiers ; mais pas n’y fut pris ; mieux ou autant lui vaulsist là être mort. Et quand la paix fut faite entre le roi de France et le roi d’Angleterre, il s’en alla en Lombardie et là continua ses armes. Et quand la guerre fut renouvelée, il retourna en France et s’y comporta si bien qu’il étoit grandement alosé et moult aimé du roi de France et de tous les seigneurs.

Or parlerons de sa fin dont je parle envis, fors tant que pour savoir au temps avenir que il devint.

Yvain de Galles avoit un usage, lui étant au siége devant Montaigne, que volontiers au matin quand il étoit levé, mais que il fit bel, il s’en venoit devant le châtel seoir sus une tronche qui là avoit été du temps passé amenée pour ouvrer au châtel ; et là se faisoit pigner et galonner le chef une longue espace, en regardant le châtel et le pays d’environ ; et n’étoit en nulle doute de nul côté. Et par usage nul n’alloit là avecques lui si soigneusement que ce Jacques Lambe. Et moult souvent lui avenoit que il se parvestoit et appareilloit là de tous points. Et quand on vouloit parler à lui ou besogner, on le venoit là querre. Avint que le derrain jour que il y vint, ce fut assez matin, et faisoit bel et clair, et avoit fait toute la nuit si chaud que il n’avoit pu dormir. Tout déboutonné, en une simple cote et sa chemise, affublé d’un mantel, il s’en vint là et se assit. Toutes gens en son logis dormoient, ni on n’y faisoit point de gait, car ils tenoient ainsi comme pour conquis le châtel de Mortaigne. Quand Yvain fut assis sur cette tronche de bois que nous appelons souche en François, il dit à Jacques Lambe : « Allez-moi quérir mon pigne, je me veuille ci un petit rafraîchir. » — « Monseigneur, dit-il, volontiers. » En allant quérir ce pigne et en l’emportant, le diable alla entrer au corps de ce Jacques ; avec ce pigne il apporta une petite courte darde espaignole à un large fer pour accomplir sa mauvaiseté. Si très tôt que il fut venu devant son maître, sans rien dire il l’entoise et avise et lui lance cette darde au corps, qu’il avoit tout nu, et lui passa outre, et tant qu’il chut tout mort. Quand il eut ce fait, il lui laisse la darde au corps et se part, et se trait tout le pas à la couverte devers le châtel, et fit tant que il vint à la barrière. Si fut mis ens et recueilli des gardes, car il s’en fit connoissable, et fut amené devant le souldich de l’Estrade. « Sire, dit-il au souldich, je vous ai de l’un des plus grands ennemis que vous eussiez délivré. » — « De qui ? « dit le souldich. « De Yvain de Galles, » répondit Jacques. « Et comment ? » dit le souldich. « Par telle voie, » répondit Jacques. Adonc lui récita de point en point toute l’histoire ainsi que vous avez ouï. Quand le souldich l’eut entendu, si crola la tête et le regarda fellement et dit : « Tu l’as murdry ! et saches certainement, tout considéré, que si je ne véois notre très grand profit en ce fait, je te ferois trancher la tête et jeter corps et tête dedans les fossés ; mais puisqu’il est fait, il ne se peut défaire, mais c’est dommage du gentilhomme, quand il est ainsi mort ; et plus y aurons de blâme que de louange. »

Ainsi alla de la fin Yvain de Galles, et fut occis par grand’mésavenue et trahison, dont ceux de l’ost furent durement courroucés quand ils le sçurent, et aussi toutes manières de bonnes gens, et par espécial le roi Charles de France ; et moult le plaignit, mais amender ne le put. Si fut Yvain de Galles ensepveli en l’église de Saint-Leger où on avoit fait une bastide, à demi lieue près du chàtel de Mortaigne ; et là furent tous les gentilshommes de l’ost à son obsèque qui lui fut faite moult révéramment. Pour ce ne se défit mie le siége de devant Mortagne ; car il y avoit de bons chevaliers et écuyers bretons, poitevins et françois, qui jamais ne s’en fussent partis, si puissance n’y mettoit remède ; et furent en plus grand’volonté que devant de conquérir le fort, pour eux contrevenger de la mort Yvain de Galles leur bon capitaine. Et se tinrent là, en ce parti que ils étoient ordonnés, sans faire nuls assauts ; car bien savoient qu’ils les avoient si astreint de vivres que de nul côté ne leur pouvoient venir, ni autres pourvéances ; dont ils demeuroient en grand danger. Nous nous souffrirons à parler quant à présent du siége de Mortaigne et retournerons au siége de Saint-Malo, et premièrement nous parlerons du siége d’Évreux et comment ceux qui assiégé l’avoient persévérèrent.

  1. On a déjà remarqué que le Mortagne dont il s’agit ici n’est point en Poitou, mais qu’il est situé en Saintonge, sur la Gironde.
  2. Sauvage remarque qu’il faut compter la durée de ce siége avant et après la mort d’Yvain de Galles, et même, qu’à bien calculer, il n’a guère duré plus d’un an.
  3. Ainsi que je l’ai déjà remarqué, Froissart confond Édouard III et Édouard Ier. Ce fut ce dernier qui conquit le pays de Galles et fit mourir Lleolyn qui ne pouvait être le père d’Yvain de Galles.