Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XXXVIII

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CHAPITRE XXXVIII.


Comment le fort de Besac fut rendu aux Anglois et le capitaine pris prisonnier ; et comment le roi de Navarre alla à Bordeaux quérir secours des Anglois pour lever le siége de Pampelune.


Bien étoit informé le sire de Neufville qui se tenoit à Bordeaux que l’infant de Castille, atout grands gens d’armes espaignols, avoit assiégé la bonne cité de Pampelune et le vicomte de Castelbon et le seigneur de l’Escun et Raymon de Ramesen et plusieurs autres dedans ; et si n’oïoit nulles certaines nouvelles du roi de Navarre où il se tenoit ; dont il étoit moult émerveillé ; mais il supposoit que briévement il en orroit nouvelles. Aussi ceux du pays de Bordeaux lui prioient trop fort qu’il ne voulsist mie partir de la marche de Bordeaux ni faire partir ses gens d’armes tant que Bretons tinssent rien sur le pays ; et par espécial on lui disoit que ceux de Besac hérioient trop le pays de Bordeaux ; et demanda le sire de Neufville quelle quantité de Bretons il pouvoit avoir en Besac. On lui dit que il y avoit bien cinq cents combattans. Adonc appela-t-il le sénéchal des Landes, messire Guillaume Helmen et messire Guillaume Scrop, et leur dit : « Prenez deux cents lances de nos gens et autant d’archers et allez voir ceux de Besac, et faites tant que vous en délivrez le pays ; et puis entendrons à plus grand’chose. » Les deux chevaliers ne vouldrent mie désobéir, mais prirent deux cents lances et autant d’archers et passèrent la Garonne et puis chevauchèrent vers Besac.

Ce propre jour que les Anglois chevauchoient, aussi ceux de Besac chevauchoient, environ six vingt lances, tout contremont la rivière de Garonne, pour savoir si ils y trouveroient point de navire ; et avoient à capitaine un chevalier de Pierregord, qui s’appeloit messire Bertran Raymond, bon homme d’armes durement et alosé. À une petite lieue de Besac les Anglois et les François trouvèrent l’un l’autre. Quand messire Bertran vit que combattre les convenoit, si ne fut néant effrayé ; mais ordonna ses gens et mit en bon convenant, et étoient presque tous Gascons, Et vez-là venir les Anglois sur eux, lances abaissées et forant chevaux des éperons, quant que ils pouvoient randonner[1] et se boutèrent en eux de plain eslai : là en y ot de première venue abattus des uns et d’autres, et faite mainte appertise d’armes. Finablement les François Gascons ne purent souffrir ni porter le faix ; car les Anglois étoient là grand’foison et tous gens d’élite : si furent ceux de la garnison de Besac tous morts ou pris ; petit s’en sauvèrent ; et fut pris messire Bertrand Raimond, et prisonnier à messire Guillaume Helmen ; et tantôt le champ délivré ils chevauchèrent devers Besac. Quand ceux de la garnison virent que leurs gens étoient morts ou pris, si furent tous ébahis : si rendirent le fort, sauves leurs vies. Ainsi fut Besac Anglesche. Et puis retournèrent à Bordeaux.

Ce propre jour fut la nuit de la Toussaint l’an mil trois cent soixante dix huit que les Anglois retournèrent de Besac ; et ce propre jour vint le roi de Navarre à Bordeaux ; dont on ne se donnoit garde. Si le reçurent les Anglois moult honorablement ; et se logèrent, lui et ses gens, à leur aise ; et lui demandèrent des nouvelles de son pays et des Espaignols ; car ils étoient chargés de l’enquerre et du savoir. Il leur en dit assez ; et répondit pleinement que Jean, l’infant de Castille, avoit assiégé Pampelune à grand’puissance ; et étoient moult contraints ceux qui dedans étoient ; si leur requéroit et prioit, selon l’ordonnance et commandement que ils avoient du roi d’Angleterre et que ils savoient les grandes alliances que ils avoient ensemble, que ils se voulsissent prendre et appareiller diligemment de conforter ses gens et lever le siége.

Ces chevaliers d’Angleterre qui en étoient en bonne volonté répondirent, que par eux ni par leur négligence ne demeureroit pas le siége à lever, mais en ordonneroient hâtivement. Et dirent encore ainsi : « Sire, vous retournerez vers votre pays et ferez un espécial mandement de vos gens ; et nous serons là sur un jour que tous soient venus. Si serons tant plus forts ensemble ; car vos gens connoissent mieux le pays que nous ne faisons. » Le roi de Navarre répondit que ils lui parloient bien et que ainsi seroit fait. Depuis ces paroles ne fut-il avecques les Anglois que trois jours, et prit congé, et se partit de Bordeaux ; et se mit au retour ; et prit le chemin de la marine, car il y avoit environ Bayonne et la cité de Dax en Gascogne plusieurs forts que Bretons tenoient ; et tant fit le roi de Navarre que il vint en la ville de Saint-Jean du Pied des Ports, et là se tint.

Entrementes que le roi de Navarre fit son voyage à Bordeaux et séjourna là, et que depuis il retourna en son pays, Jean de Castille, ains-né fils du roi de Castille Henri, qui chef se faisoit de celle guerre, et le connétable du royaume de Castille avecques lui qui s’appeloit Dam Pierre de Morich[2] tenoient le siége devant la bonne ville et cité de Pampelune et grands gens dessous eux. En leur compagnie étoient le comte Damp Alphons[3], le comte de Medine, le comte de Marions[4], le comte de Ribedé[5], Pierre Ferrant de Fallesque[6] et Pierre Goussart de Mondesque[7] et plusieurs autres barons et chevaliers de Castille et leurs gens ; et avoient ces Espaignols, en venant devant Pampelune, pris et ars la ville de Loring et la cité de Viane de-lez le Groin ; et n’y avoit seigneur nul en Navarre qui s’osât montrer contre eux, mais se tenoit chacun en son fort et dedans les montagnes. Et tout ce savoit bien le roi de Navarre ; car toujours y avoit messagers allans et venans ; mais on n’y pouvoit remédier sans la puissance et confort des Anglois.

Le sire de Neufville, qui se tenoit à Bordeaux et qui là étoit envoyé de par le roi d’Angleterre et son conseil, ainsi que vous savez, pouvoit bien savoir des nouvelles des grandes alliances que le roi son seigneur et le roi de Navarre avoient ensemble ; et avoit promis au roi de Navarre que ils les accompliroit à son loyal pouvoir ; si pensa sus et appela messire Thomas Trivet, un moult vaillant chevalier, et lui dit : « Messire Thomas, vous savez comment nous sommes envoyés par deçà pour regarder aux frontières du pays et bouter hors nos ennemis, et pour conforter le roi de Navarre ; et jà a ci été et nous a remontré le grand besoin qu’il a : vous fûtes présent quand je lui eus en convenant que il seroit servi et aidé ; il convient que il le soit ; autrement nous y aurions blâme. Si que, cher ami et compagnon, je vous ordonne à être chef de nos gens en cette guerre ; et veuil que vous y allez atout cinq cents lances et mille archers ; et je demeurrai en la marche de Bordeaux, pourtant que j’en suis sénéchal et regard de par le roi d’Angleterre, et entendrai aux besognes qui y demeurent, car encore n’est pas le pays bien nettoyé ni délivré de nos ennemis. » — « Sire, répondit messire Thomas, vous me faites plus de honneur que je vaille, et je obéirai à vous, car c’est raison ; et me acquitterai de ce voyage à mon loyal pouvoir. » — « Messire Thomas, répondit le sire de Neufville, de cela suis-je tout conforté. »

  1. Aller avec impétuosité.
  2. D. Pedro Manrique, adelantado mayor du royaume de Castille. Les imprimés disent Monich au lieu de Morich, ce qui pourrait désigner D. Pero Moniz, grand maître de l’ordre de Calatrava. Mais cette leçon est mauvaise, les historiens contemporains désignant Manrique comme chargé par l’infant de Castille de cette expédition.
  3. D. Alphonse, marquis de Villena et comte de Denia et de Ribargoza, était fils de l’infant D. Pedro et petit-fils du roi Jacques d’Arragon. Il relevait du roi Henri de Castille pour le marquisat de Villena, que celui-ci lui avait donné pour être entré à son aide en Castille avec les Compagnies, quand il se fit proclamer roi à Calahorra.
  4. Froissart n’ayant pas donné les prénoms de ce comte, il m’est fort difficile de le reconnaître parmi les nobles de la cour d’Henri. Je ne trouve que deux personnes auxquelles ce nom puisse s’appliquer ; l’une est le comte de Norogna, l’autre un fils du roi Henri que Salazar Mendoza appelle seigneur de Moron.
  5. Ribadeo.
  6. Pero Ferrandez de Velasco, grand chambellan du roi.
  7. Pero Gonzalez de Mendoza, grand majordome. L’orthographe de ces noms est évidemment telle que je la donne. On retrouve les mêmes Velasco et Mendoza, comme signataires au testament du roi Henri II, rapporté par Ayala, p. 121. Aucun des traducteurs ou éditeurs ne s’est donné la peine de chercher à rectifier ces noms. Les noms anglais seuls sont redressés par Gohnes.