Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 722-725).

CHAPITRE CXX.

Comment les comtes de Douglas, de Moray et de la Marche et Dunbar passèrent la rivière de Tyne et par la terre au seigneur de Percy jusques à la cité de Durem et puis retournèrent devant Neuf-Chastel-sur-Tyne ardant et exillant tout le pays.


Trop étoient réjouis les compagnons de Zédon et d’Escosse et tenoient celle aventure à belle de ce qu’ils savoient ainsi véritablement le convenant de leurs ennemis ; et regardèrent sur ce comment ils s’en cheviroient. Les plus sages et les mieux usés d’armes parlèrent. Ce furent messire Archebaus de Douglas, et le comte Fy[1], messire Alexandre de Ramsay, messire Jean de Saint-Clair et messire Jacques de Lindesée, et dirent : « Afin que nous ne faillions à notre entente, nous conseillerons pour le meilleur que nous fassions deux chevauchées, par quoi nos adversaires ne sauront auquel entendre ; et la plus grande chevauchée et toute l’ost et notre sommage et chariage s’en voise vers Carlion en Galles[2] ; et l’autre chevauchée de trois cens ou quatre cens lances et deux mille gros varlets et archers et tous bien montés, car il le convient, s’en voisent devers le Neuf-Chastel-sur-Tyne et passent la rivière et entrent en l’évêché de Duram ardant et exillant le pays. Ils feront un grand trau en Angleterre avant que nos ennemis soient pourvus. Et si nous véons et sentons que ils nous poursuivent, ainsi que ils feront, si nous remettons ensemble et nous trouvons en bonne place et nous combattons ; ainsi en avons-nous grand désir ; et faisons tant que nous y ayons honneur, car ces Anglois nous ont un grand temps hérié. Si est heure, puisque nous nous trouvons ensemble, que nous leur remontrons les dommages que ils nous ont faits. »

Ce conseil fut tenu ; et ordonnèrent que messire Arcebaus de Douglas, le comte de Fy, le comte de Surlant, le comte de Montres, le comte de la Mare, le comte d’Astrederne[3], messire Estienne Fresiel, messire George de Dombare, et bien seize grands barons d’Escosse mèneroient toute la plus grande partie de l’ost devers Carlion ; et le comte de Douglas et messire George comte de la Mare et de Dombare et le comte Jean de Mouret, ces trois, seroient capitaines de trois cens lances de bonnes gens à l’élite et de deux mille hommes gros varlets et archers ; et s’en iroient devers le Neuf-Chastel-sur-Tyne et entreroient en Northonbrelande.

Là se départirent ces deux osts les uns des autres et prièrent au département trop affectueusement les seigneurs l’un à l’autre que si les Anglois chevauchoient et les poursuivoient que ils fussent détriés[4] de non combattre, tant que ils fussent tous ensemble ; si en seroient plus forts, et par raison leurs affaires en vaudroient trop grandement mieux. Ainsi l’eurent-ils en convenant l’un l’autre ; et se départirent un matin de la forêt de Gedeours et prirent les champs, les uns le chemin à dextre et les autres à senestre. Ainsi s’en allèrent à l’aventure ces deux chevauchées[5].

Quand les barons de Northonbrelande virent que leur homme ne retournoit point à l’heure que ils l’attendoient et que nulles nouvelles n’en oyoient, ni des Escots aussi, si entrèrent en soupçon et pensèrent bien ce que avenu en étoit. Si signifièrent l’un à l’autre que chacun se tint sur sa garde et tout prêt de traire sus les champs, si très tôt comme on orroit nouvelles des Escots ; car ils comptoient leur messager pour perdu.

Or parlerons de la chevauchée du comte de Douglas et des autres, car ils eurent plus à faire assez que ceux qui prirent le chemin de Carlion, et aussi ils ne demandoient que les armes.

Quand le comte de Douglas, et le comte de Mouret, et le comte de la Mare et de Dombare, qui capitaines étoient, se furent dessevrés l’un de l’autre, c’est à savoir de la grosse armée, et que chacun eut pris son chemin, ces trois comtes ordonnèrent que ils chevaucheroient devers le Neuf-Chastel-sur-Tyne, et iroient passer la rivière de Tyne à gué à trois lieues de Neuf-Chastel où bien savoient le passage, et entreroient en l’évêché de Durem, et chevaucheroient jusques à la cité, et puis retourneroient ardant et exillant le pays, et viendroient devant le Neuf-Chastel, et là se logeroient en dépit des Anglois. Tout ainsi comme ils l’ordonnèrent ils le firent ; et cheminèrent le bon pas à la couverte du pays sans entendre à pillage nul, ni assaillir tour, chastel ni maison ; et vinrent en la terre du seigneur de Percy et passèrent la rivière de Tyne sans nul empêchement, là où ils l’avoient ordonné, à trois lieues au-dessus du Neuf-Chastel, assez près de Branspes[6] et chevauchèrent tant que ils entrèrent en l’évêché de Durem où il a très bon pays. Quand ils furent là venus, lors commencèrent-ils à faire guerre, à occire gens, à ardoir villes et à faire moult de destourbiers. Encore ne savoient, le comte de Northonbrelande ni les barons et chevaliers de celle contrée, rien de leur venue. Quand les nouvelles vinrent à Durem et au Neuf-Chastel que les Escots chevauchoient, et on en vit moult tôt les apparens par les feux et les fumières qui en voloient sus le pays, le comte de Northonbrelande envoya ses deux fils au Neuf-Chastel-sur-Thine et il se tint en son chastel à Anvich[7] et fit partout son mandement, que chacun se traist avant devers le Neuf-Chastel, et dit à ses enfans : « Vous irez au Neuf-Chastel. Tout le pays s’assemblera là et je me tiendrai à Anvich ; c’est sur leur passage. Si nous les pouvons enclorre nous exploiterons trop bien, mais je ne sais encore comment ils chevauchent. » Messire Henry de Percy et messire Raoul son frère obéirent, ce fut raison ; et s’en virent au Neuf-Chastel où tous ceux du pays, gentils hommes et vilains, se recueilloient. Et les Escots chevauchoient qui ardoient et exilloient le pays tant que les fumières en venoient jusques au Neuf-Chastel. Les Escots furent jusques aux portes de la ville de Durem et livrèrent là escarmouche ; mais longuement ne fut-ce pas. Si se mirent au retour, si comme ordonné l’avoient de commencement ; et tout ce que ils trouvoient devant eux qui bon leur étoit, que porter ou mener ils pouvoient, ils l’emportoient et menoient. Entre Durem et le Neuf-Chastel n’a que douze lieues angloises, mais grand’foison de bons pays y a-t-il. Oncques n’y demoura ville, si elle n’étoit fermée, qui ne fût arse ; et rappassèrent le Tyne là où passé ils l’avoient ; et s’en vinrent devant le Neuf-Chastel et là s’arrêtèrent. Tous chevaliers et écuyers du pays, de la sénéchaudie d’Yorch et de l’évêché de Durem, se recueilloient au Neuf-Chastel. Là vinrent le sénéchal d’Yorch, messire Raoul de Lomblé[8], messire Mathieu Redmen, capitaine de Bervich, messire Robert Avegle[9], messire Thomas Grée, messire Thomas Halton, messire Jean de Felleton, messire Jean de Lierbon[10], messire Guillaume Walsinchon[11], messire Thomas Abreton[12], le baron de Halton[13], messire Jean Colpedich[14] et moult d’autres ; et tant que la ville étoit si pleine que on ne savoit où loger.

Quand les trois comtes d’Escosse dessus nommés, qui capitaines et meneurs étoient de tous les autres, eurent fait leur emprise en l’évêché de Durem et moult tempêté le pays, ils s’en retournèrent devant le Neuf-Chastel, si comme ordonné l’avoient, et là s’arrêtèrent et furent deux jours par devant ; et toujours, la greigneur partie du jour, y avoit escarmouches. Là étoient les enfans du comte de Northonbrelande, deux jeunes chevaliers de bonne volonté, qui toujours étoient des premiers à l’escarmouche aux barrières. Là y avoit lancé et féru, escarmouché et fait maintes appertises d’armes ; et là main à main, devant les barrières et les bailles entre deux se combattirent une fois moult longuement ensemble le comte de Douglas et messire Henry de Percy. Et par appertise d’armes le comte de Douglas conquit le pennon à messire Henry de Percy ; dont il fut moult courroucé ; aussi furent tous les Anglois ; et là dit le comte de Douglas à messire Henry : « Henry, Henry, j’en rapporterai tant de votre parure en Escosse, et les mettrai sus mon chastel de Dalquest, au plus haut, par quoi on les verra de plus loin. » — « Par Dieu ! comte de Douglas, répondit messire Henry, vous ne les vuiderez jà hors de Northonbrelande ; soyez de ce tout assuré. Vous ne vous en avez que faire de vanter. »

Donc dit le comte de Douglas : « Or, venez doncques requerre anuit à mon logis votre pennon, car je le mettrai devant ma loge, et verrai si vous l’en viendrez ôter. »

À celle heure il étoit tard. Si cessa l’escarmouche ; et se retrairent les Escots à leurs logis et se désarmèrent et aisèrent de ce que ils eurent. Ils avoient assez de quoi, et par espécial de chairs tant que ils vouloient. Et firent celle nuit bon guet, car ils cuidèrent bien être réveillés, pour les paroles qui dessus avoient été dites ; mais non furent, car messire Henry ne le trouva pas en son conseil.

À lendemain les Escossois se délogèrent de devant le Neuf-Chastel et se mirent au retour devers leur pays ; et vinrent à un chastel et une ville qui s’appelle Pontlan[15], dont messire Aymon Alphel[16] est sire, et étoit un bon chevalier de Northonbrelande. Ils s’arrêtèrent là, car ils y vinrent à heure de prime : et entendirent que le chevalier étoit en son chastel. Adonc se ordonnèrent-ils pour assaillir le chastel ; et si y livrèrent très grand assaut ; et firent, tant par force d’armes, que ils le conquirent et le chevalier dedans. Si furent la ville et le chastel tout ars ; et puis s’en partirent et s’en vinrent jusques en la ville et le chastel d’Octebourg[17], à huit lieues angloises de Neuf-Chastel, et là s’arrêtèrent et logèrent. Et n’y firent ce jour point d’assaut. Mais à lendemain, à heure de prime, ils sonnèrent leurs buisines et s’appareillèrent tous pour le assaillir, et se trairent devers le chastel, lequel est fort assez, car il siéd en marécage. Si y livrèrent ce jour assaut assez et tant que ils furent tous lassés ; mais rien n’y firent, et sonnèrent la retraite. Quand ils furent venus en leurs logis, les seigneurs se trairent ensemble en conseil pour savoir quelle chose ils feroient. Et étoient la greigneur partie d’accord que à lendemain ils se délogeroient de là sans point assaillir et se trairoient tout bellement devers Carlion, à leurs gens. Mais le comte de Douglas rompit ce conseil et dit : « Au dépit de messire Henry de Percy, qui dit devant hier que il me challengeroit son pennon que je conquis, et par beau fait d’armes, à la porte du chastel, nous ne nous partirons point de cy dedans deux ou trois jours, et ferons assaillir le chastel d’Octebourch[18] ; il est bien prenable. Si aurons double honneur ; et verrai si là en dedans il viendra requerre son pennon. Si il y vient, il sera défendu. »

À la parole du comte de Douglas s’accordèrent tous les autres, tant pour leur honneur que pour l’amour de lui ; car c’étoit le plus grand de toute leur route. Et se logèrent bien et à paix, car nul ne leur devéoit ; et firent grand’foison de logis d’arbres et de feuilles ; et se fortifièrent, et enclouyrent sagement d’uns marécages très grands qui là sont ; et à l’entrée de ces marécages, le chemin de Neuf-Chastel, ils logèrent leurs varlets et leurs fourrageurs ; et mirent tout leur bétail dedans ces marécages ; et puis firent ouvrer et appareiller grands atournemens d’assaut pour assaillir à lendemain. Telle étoit leur intention.

Or vous dirai de messire Henry de Percy et de messire Raoul son frère quelle chose ils firent. Moult leur ennuyoit grandement et tournoit à déplaisance ce que le comte de Douglas avoit conquis, à la porte du Neuf-Chastel à l’escarmouche, le pennon de leurs armes. Encore avecques tout ce, il leur touchoit pour leur honneur trop fort les paroles que messire Henry avoit dites, si il ne les poursuivoit outre ; car il avoit dit au comte de Douglas que point n’emporteroit son pennon hors d’Angleterre ; et tout ce avoit-il au soir remontré aux chevaliers et écuyers de Northonbrelande qui avecques lui étoient logés en la ville de Neuf-Chastel. Or cuidoient les aucuns que le comte de Douglas, et ceux qui à leurs barrières avoient été, ne fût que l’avant-garde des Escots qui là fussent venus escarmoucher, et que leur grand ost fût demeuré derrière. Pourquoi, les chevaliers de Northonbrelande qui le plus avoient usé les armes et qui le mieux savoient comment on s’y devoit maintenir et déduire, avoient rabattu l’opinion de messire Henry de Percy à leur pouvoir en disant ainsi : « Sire, il advient souvent en armes moult de parçons. Si le comte de Douglas a conquis votre pennon, il l’a bien acheté, car il l’est venu quérir à la porte et a été bien battu. Une autre fois conquerrez-vous sur lui autant ou plus. Nous le vous disons, pour tant que vous savez, et nous le savons aussi, que toute la puissance d’Escosse est hors dessus les champs. Si nous issons hors, qui ne sommes pas assez pour eux combattre ni forts aussi, et ont fait espoir celle envaye pour nous attraire hors, et si telle puissance comme ils sont, plus de quarante mille, et qui nous désirent à trouver, nous avoient à leur aise, ils nous enclorroient, et feroient de nous à leur volonté. Encore vaut-il trop mieux à perdre un pennon que deux cens ou trois cens chevaliers et écuyers et mettre notre pays en aventure. Car si, vous et nous qui en sommes chefs, avions perdu, le demourant du pays n’y sauroient ni ne pourroient remédier. »

Ces paroles avoient refréné messire Henry de Percy et son frère, car ils ne vouloient pas issir hors de conseil, quand autres nouvelles leur vinrent, de chevaliers et d’écuyers qui avoient poursuivi les Escots et lesquels savoient tant leur convenant et le chemin lequel ils avoient allé et où ils étoient arrêtés.

  1. Fife.
  2. Carlisle n’est pas en Galloway, mais en Cumberland.
  3. Straherne.
  4. Qu’ils différassent de combattre.
  5. Il y a ici une erreur importante du copiste dans le manuscrit 8325 que j’ai pris pour guide ; il omet environ une trentaine de pages et passe de suite à la prise de Lindsay par l’évêque de Durham. Cette lacune me semblait d’autant plus fâcheuse que ce manuscrit est de beaucoup préférable aux autres pour l’exactitude de quelques détails, la correction du style et l’orthographe des noms propres. Mais en continuant la lecture de ce manuscrit j’y ai heureusement retrouvé, une trentaine de pages plus loin, la reprise du récit de l’affaire d’Otterbourn. Il paraîtrait que, suivant son habitude, adoptée depuis par l’Arioste, Froissart avait interrompu son récit à la prise de Lindsay pour passer au duc de Gueldres, et que de là il était revenu au récit de l’affaire d’Otterbourn. Le manuscrit 8325 présente cette interruption avec la différence que le copiste mal habile a terminé son premier récit au milieu d’une phrase, et qu’à la reprise de sa narration, il recopie de nouveau tout le commencement de la narration déjà transcrite par lui.

    De tous les historiens qui ont décrit la bataille d’Otterbourn, Froissart est incontestablement le plus exact à la fois et le plus pittoresque.

    Je continuerai à profiter des remarques de sir Walter-Scott. Si ce grand écrivain et célèbre antiquaire avait eu sous les yeux le manuscrit dont je publie ici le texte pour la première fois, il aurait eu beaucoup moins de peine à retrouver des noms, défigurés, il est vrai, par Froissart, mais plus corrompus encore par l’ignorance des copistes. Quand Froissart défigure les noms, il en rend du moins à peu près le son, et il a toujours le soin de donner aux individus, à la fois leur nom propre et leur surnom ; les copistes ont tout embrouillé et tout confondu.

  6. Brancepeth, à quatre milles de Durham, On y voyait encore il y a quelques années les ruines d’un fort beau château. Johnes dit qu’aujourd’hui on l’a rendu habitable.
  7. Alnwich. Les éditions françaises et les traductions anglaises de lord Berners et de Johnes disent Nimich, mot dans lequel il serait difficile de trouver de l’analogie avec le véritable nom Alnwick.
  8. Ralph de Langley, famille puissante de Northumberland, long-temps lord de Langley-Castle, suivant Walter Scott.
  9. Robert of Ogle.
  10. John Lilburne.
  11. William Walsingham.
  12. Thomas Abington.
  13. Le lord de Hallton.
  14. Sir John Copeland de Copeland-Castle, en Northumberland.
  15. Pontland, village sur la Blythe, à environ cinq milles de Newcastle.
  16. Raymond de Laval.
  17. Otterbourn, situé dans la province d’Elsdon, comté de Northumberland. Le château actuel d’Otterbourn est bâti sur les fondemens de l’ancien château que Douglas assiégeait au moment où il fut attaqué par Percy. Le champ de bataille est encore appelé Battle-Cross, parce qu’on avait élevé une croix à la place où était tombé Douglas.
  18. Otterbourn.